Ce valdingue ! Cette secousse ! Ce plongeon !
Je dois m’enfoncer d’au moins dix mètres dans la flotte. Tout se brouille, j’ai une bouffée agonique. Je sens que je me noie sottement. La tasse ! Pris au dépourvu, en pleine inspiration. De l’eau dans mes soufflets. La fin ! Je suffoque ! Des lancées dans ma tête. Une monstrueuse brûlure dans la poitrine. L’horreur de ne plus fréquenter l’oxygène ! Maman !
Et puis tout à coup, j’émerge. Je ne respire pas encore, mais l’air me gifle. Le temps de crachoter, de me vider…
Ah, misère, quelle embardée vient de faire ma pauvre existence ! Mais enfin ça va mieux. Je fais la planche pour reprendre souffle. La mer me berce. Une fatigue infinie m’accable ! Je vois le ciel au-dessus de moi. Il est vide ! Complètement vide. Les chasseurs s’en sont allés après avoir constaté l’accident. Sans doute va-t-on envoyer maintenant des vedettes rapides sur les lieux pour nous repêcher ?
— Ça se passe bien ? me lance le Prodigieux, de derrière une série de vagues.
— Je continue ! admets-je.
— Tant qu’on a la santé la vie est belle ! galvanise ce superman de l’optimisme. Mais tout de même on a eu chaud aux plumes, hein ?
— Pas mal, merci.
— T’aurais pas plongé, on se faisait transformer en carnet de timbres-poste.
Je le découvre, à vingt mètres de là, cramponné à une épave. Il s’évertue dans ma direction, Pépère. On dirait un gros cachalot qui commencerait à apprendre à nager.
— Biche l’autre bout du réservoir, Mec ! Ça repose, invite-t-il.
— Après tout, fais-je, elle était moins brillante que je ne le pensais, ton idée !
— Déconne pas ! proteste le surcalibré-du-cigare, si on se serait trouvés au-dessus de la terre ferme, on n’serait point en train de nager !
Comment ne pas en convenir ? Il est des évidences qu’on ne peut repousser sous peine de passer pour un esprit chagrin.
— En tout cas, marmonné-je, on est pas près de retourner chez la Veuve [40] Ne pas oublier que, lors du décès du général de Gaulle le président Pompidou a décrété que la France était veuve.
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Un courant aussi malin que marin nous entraîne de plus en plus vers le large.
Ma montre étant étanche je puis vous annoncer que nous marinons de la sorte pendant une heure.
Pile !
Après quoi un bâtiment alerté par nos épaves jaunes se pointe dans notre direction.
— Ils viennent nous récupérer, annonce le Gravos. Pousse pas cette bouille, Sana : on l’leur y remboursera leur coléoptère, leur poudre à hanneton et leurs frais de déplacement. Notre gouvernement a les moyens de carmer.
— Il n’aura peut-être pas de frais à débourser, Gros, jubilé-je, car ce bateau n’est pas israélien !
— Il serait quoi t’est-ce ?
Je mate le pavillon de l’arrivant. Il se compose de trois bandes horizontales : une bleue, une jaune, une verte. On dirait un paysage de la Beauce en été stylisé. Par la pensée, je parcours les planches en couleurs du Larousse.
— Soudan ! m’écrié-je, car je possède une mémoire visuelle très exceptionnelle.
Le navire en question est extrêmement bizarre. Sous les Phéniciens ou dans certaines régions de l’Amazone à la rigueur, on pouvait et l’on peut trouver des barlus de ce tonneau. Il se compose en fait d’une tripotée de bateaux plats recouverts d’un immense plancher. La ligne est ahurissante. Vu d’en haut, ça doit ressembler à un immense radeau.
Des silhouettes sombres gesticulent à bord et à bâbord. On nous crie des trucs. On nous en lance ! Des bouées de paille auxquelles sont attachées des cordes. On s’y agrippe. Sur la mienne, subsiste une inscription en français. Je lis, tandis qu’on m’hale :
« À notre sœur, belle-sœur et tante regrettée. »
Cette bouée n’est en fait qu’une ci-devant couronne mortuaire.
Oooooh hisse !
Je parviens tout dégoulinant sur le pont du bâtiment. Un officier au visage bistre se penche sur moi. Il porte un uniforme doré avec des galons noirs. Il a des lunettes cerclées d’or et un bouc frisé comme de l’astrakan.
— Qui êtes-vous ? me demande-t-il en anglais.
Je le lui dis en précisant ce qui vient de se passer. Il traduit à ses matelots noirs et c’est du délire. L’équipage se met à gambader autour de nous. On nous fête, on nous presse, on nous congratule, nous caresse, nous étreint, nous lèche !
Puis, l’enthousiasme s’étant calmé, j’interroge le commandant Chkoumoun pour avoir des précisions à propos de son glorieux bâtiment. Il en est fier et à juste titre, le cher homme. L’orgueil fait briller ses yeux de braise. En termes véhéments il me raconte son odyssée. Nous sommes à bord du Kelzob-Ketâ, l’unique porte-avions de la marine soudanaise fraîchement sorti des chantiers navaux de Conflans-Sainte-Honorine. Il est constitué par l’assemblage de six péniches réformées et entièrement révisées, lesquelles furent assemblées à l’aide du parquet de la salle des fêtes de Noisy-le-Sec (récemment rénovée). C’est le seul porte-avions au monde à être propulsé au moyen de pédales. En effet, un système astucieux de roues à aubes a été placé entre la double rangée de péniches et les matelots de quart pédalent à perdre haleine sous la piste ; ce qui les tient dans une forme physique prodigieuse. Les préoccupations du commandant Chkoumoun proviennent essentiellement de la fermeture du Canal de Suez. En effet, le Kelzob-Ketâ a dû se rendre de Conflans-Sainte-Honorine à Port-Soudan en passant par Le Cap. Une fois parvenu à destination, il a été chargé de croiser en Méditerranée afin de prêter main-forte aux Égyptiens dans l’hypothèse d’un nouveau conflit. Vous mordez le travail ! Ce détour ? Cette perte de temps ? Cette dépense d’énergie !
— Commandant, fais-je, après avoir compati à ses vicissitudes, me permettrez-vous d’user de votre radio ? J’ai un message important à passer en France.
Chkoumoun roule des yeux éperdus.
— Ma radio ! Mais je n’ai pas de radio à bord.
À mon tour de chiquer au petit groom noir de l’écran publicitaire.
— Pas de radio ! Mais, les ordres qui vous sont adressés ?
— Je vais les prendre sur place !
— Et…
— Oui ?
— En cas de S.O.S. ?
— J’écris !
O amertume ! O goût salé du désarroi ! O destin singulier ! (singulier parce que vieil « S » ennemi !). O Corse île d’amour que nous tinorossiait les amplis du passé ! Notre bonne fortune a voulu que nous soyons recueillis par un bateau non israélien, mais la mauvaise qui rôde toujours a fait que ce prestigieux porte-avions est privé de radio.
Impossible donc de prévenir le Vieux de ce qui se trame ! Si près du but ! Comme disait Kopa ! Je m’assois sur un sac de nœuds pour réfléchir dans le calme et dans la dignité. Il faut que je trouve une solution.
— T’as l’air contrit comme un qu’aurait emplâtré son grand-père à tâtons en croyant que c’tait la bonne ? remarque Béru, lequel est en train de dévorer un quartier de mouton gros comme ça. Tu devrais pavoiser, au contraire. On est peinards, il fait soleil, la vie est bonne à ramasser, non ?
— Je dois coûte que coûte alerter le Dabuche, Mec, et ces pommes à l’huile n’ont pas la radio. Or le temps urge, il est déjà sept plombes du matin…
— Pas en France ! objecte Sa Sérénité. T’as compté avec les fuselages horaires ? Y’a du décalage dans les oignons ent’ la France et Hisse-raêl, non ? P’t’être que ça joue dans not’ faveur ?
Sa remarque m’apaise. Effectivement il n’est encore que cinq heures of the morning in France. Maigre bénéfice, mais bon à enregistrer.
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