— Une Ferrari bigornée, c’est comme une femme vérolée par un autre, Mohamed : on s’en débarrasse et on prend autre chose pour l’oublier. Allez, file. Je te remercie de tout mon cœur, la vie est longue, le monde est petit, la Tunisie resplendissante ; j’espère te revaloir ça un jour !
Sa silhouette se fond dans l’obscurité, ombre parmi l’opacité de l’ombre. Le Gravos, moins engourdi que moi (ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit plus dégourdi) enjambe déjà la benne.
— Halte ! hurle une voix.
La sentinelle a déjà repris ses esprits et sa mitraillette. Elle radine, voit la benne descendue, le Gros libre. Alors elle se manie la rondelle.
— Halte !
Le Gravos, il est ce qu’il est, et même un peu plus, mais faut lui reconnaître, à défaut d’esprit, une certaine présence d’esprit.
— Oui, fait-il en direction de la sentinelle, mais en regardant par-dessus son épaule, vas-y !
Le garde qui ne m’a pas renouché croit sentir ma présence derrière lui. Il volte-face pour m’allumer. Une rafale part dans la nuit. Très brève, car Béru lui a déjà paltoqué la coloquinte. Vous avez déjà vu Cassius Clay dépoussiérer la mâchoire d’un challenger ? Imaginez la chose en trois fois pire. Un crochet. D’une pureté absolue. Il proviendrait de chez Cartier, il serait plus net. L’autre morfle cette catastrophe ambulante à la pommette. Il décolle de terre et sabbat dans les fondations.
Pendant ce court intermède, je me suis extrait de ma benne et j’étudie la situation. Pas joyce ! Le jour se lève, les habitants du kibboutz idem. Le premier a été réveillé par le soleil, les autres par les coups de feu. On perçoit déjà du brouhaha dans les baraquements.
— Qu’est-ce qu’on inscrit à l’ordre du jour ? demande sans frénésie le flegmatique.
En un instant mon siège est fait, comme disait une rempailleuse de chaises.
— Arrive !
Je cours en traînepattant en direction de l’hélicoptère jaune immobile sur l’aire toute proche.
— Grimpe, Mec ! Vite ! Vite !
On se juche en hâte dans le coucou jaune. Heureusement que j’ai appris à piloter ce genre de zinzin. Contact… Un vrombissement retentit. Une série de menues pétarades. Je bignoutze alors le procurseur molleté et les pales se mettent à tourner, lourdement au début, comme un lasso auquel on commence à imprimer son mouvement giratoire.
— Mouline ton ventilo, Mec ! glapit le Mastar. V’là les archers de la reine qui se pointent !
En effet, l’agitation se développe dans le kibboutz. On voit radiner des hommes en armes, au pas de charge. Y’en a qui gesticulent, d’autres qui déambulent. Ça fait du tohu-bohu. On crie ! On siffle ! On enjoint !
À présent l’hélico tressaille sur place. Son hélice ronfle à tout va au-dessus de nos tronches. Un coup de vatfer-vhitffet et on se désolidarise d’avec la terre ferme. Ça dandine un brin, dodeline même passablement. Enfin un élan irrésistible nous arrache pour de bon. On dit merde aux lois imbéciles de la pesanteur. On sodomise celles de la gravitation. L’attraction terrestre ? Connais plus ! À nous les azurs…
— Les carnes ! hurle Béru, t’as maté un peu ce boulot !
Il me désigne le plancher où des trous naissent à une allure vertigineuse. Puis le plafond où s’opèrent simultanément les mêmes perforations.
— Ils tirent juste ! continue le Dodu. On va déguster une méchante giclée de suppositoires dans les miches. Gars !
Il se penche au-dessus du vide car l’appareil n’a pas de porte.
— Ils amènent de nouvelles arquebuses ! Une vraie D.C.A., on lambine trop.
— Parce qu’on est chargé d’insecticide ! gueulé-je.
À peine dit, je tire sur la poignée de largage. Quelle fabuleuse initiative ! Immédiately, des quintaux de poudre blanche choient sur nos canardeurs. Vous parlez d’une avalanche ! Les coups de feu cessent aussitôt.
— Bravo, San-A. ! exulte Sa Majesté. On dirait un régiment de Pierrots. S’il y en aurait qu’avaient des morbachs, espère un peu, ils seront débarrassés de leur aimable compagnie.
Je ne réponds pas.
Pour l’instant je me repère. Direction le nord, c’est-à-dire le Liban. Je dois coûte que coûte me poser près d’une ville, de là téléphoner au Vieux pour l’affranchir de ce qui va se passer. Le décès brutal de son petit protégé Von Chichmann est imminent. Aurai-je la communication à temps ?
Mais je brûle les étapes. J’anticipe. J’en suis déjà à de vulgaires problèmes de télécommunications, alors que sur tout le territoire israélien la chasse doit méchamment s’organiser.
C’est pratique, un hélicoptère, mais ça a un grave défaut : la lenteur. N’importe quel zinc chargé de nous courser nous déguisera en chandelle romaine en moins de dix minutes.
— Toi, je te comprendrai jamais, déclare Alexandre-Benoît, c’est toujours au moment que tout carbure au poil que tu pousses tes frites les plus moroses. Le temps te dure de la môme Travadja, ou quoi-ce ?
— J’ai hâte de prévenir le dirlo, Gros. Je cherche la bonne solution.
— C’est quoi la plus proche frontière ?
— La Jordanie. Seulement si on s’y pose on va encore tremper dans une béchamel assaisonnée à l’acide sulfurique. Non, notre unique ressource c’est le Liban. Mais il m’étonnerai ! qu’on l’atteigne.
— Et pourquoi qu’on la tiendrait pas ? T’es en manque de sirop ?
— C’est le temps qui me fait défaut. D’après mon calcul, il nous faut plus d’une heure pour y arriver.
— Et alors ?
— Alors dans un quart d’heure au plus, nous ressemblerons, vu notre altitude actuelle, à une bouse de vache ou plutôt à une omelette. Des avions de chasse ne vont pas tarder à surgir et ils nous canarderont comme des pipes en terre.
Sa Majesté réfléchit.
— On n’est pas loin de la mer, hein ?
— Non pourquoi ?
— Piques-y dessus ! Le premier barlu qui cogne pavillon convenable, on se pose sur son pont, ainsi de la sorte les chasseurs de la Royal Air Israélienne pourrons pas nous ouvrir le feu contre. On demandera le droit d’agile sur le bord que je cause et tu pourras télégraphier au Vioque en pet vécé.
Malgré les préoccupations du pilotage je tourne vers mon cher Béru un regard qui s’égosille à force d’admiration.
— Tu es génial, Gros.
Il se rengorge un peu, pas trop.
— C’est espontané chez moi, admet-il, question de tempérament. T’as des naturels constipés, d’autres qui s’adornent à la mélancolie, moi j’sus d’un naturel gambergeur, on n’se refait pas ! On a toujours été des grands pensifs chez les Bérurier.
CHAPITRE XIII
SANS UN NEPTUNE EN POCHE
Les eaux de la Méditerranée sont vertes, ce matin. Avec, sur la droite des traînées saumon consécutives à un immense banc de rougets.
— Vingt-deux ! mugit le Gros qui ne dédaigne pas les vieilles formules d’alerte, v’là une espadrille !
— Tu es sûr que ce n’est pas un mirage ? espéré-je.
— Hélas si, même que c’en sont trois ! soupire Pépère. Ils te vont nous assaisonner de première.
Effectivement, les trois appareils foncent sur nous à une vitesse si foudroyante qu’ils sont bientôt devant notre libellule.
— Ils n’ont pas tiré ! jubile mon camarade.
— Parce qu’ils tenaient à nous identifier avant d’ouvrir le feu. Mais ne perds pas patience : ils vont virer de bord !
À peine ai-je pronostiqué, v’là les trois zoziaux qui amorcent un superbe virage dans l’azur infini. Cette fois on est râpés. Je décide de jouer l’atout pour le tout et je stoppe net le moteur (car je suis un vieux rotor). Le gyravion se met alors à chuter en tournoyant. Bien m’en a pris ! Les Mirages déferlent à cet instant en crachant des bastos. Leur salve passe au-dessus de nous car, à la vitesse où ils vont, il est impossible de rectifier le tir en cours de trajectoire. Je remets le contact. Nous sommes au ras des flots à présent. Un coup de vent perfide nous fait basculer, l’extrémité de la voilure tournante se plante dans la mer et l’appareil éclate au contact de l’eau. On est distribués à la ronde, Bérurier et moi.
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