Je m’y perds. Vous aussi, bien sûr, mais vous avez l’habitude. Somme toute, je remplace un casse-tête par un autre. Des devinettes télescopiques ! Il va en sortir encore long, comme ça ?
Beulmann ouvre la portière à Farragus qui sort de son véhicule avec une souplesse chabandelmienne. Les trois personnages s’approchent de la porte et sonnent. Depuis ma planque, je perçois le timbre mélodieux. Je vois la scène en pointillé à cause des bagnoles déferlant entre eux et moi.
Comme ça ne répond pas, et pour cause, ils poussent la lourde et entrent.
— À moi de jouer, dis-je à la gosse après lui avoir retiré mon féminin de pin de la bouche [28] Non, écoutez, franchement, je suis un peu con, mais c’est marrant.
. Va rejoindre mon ami dans la bagnole, là-bas en face de la roulotte à hot dogs, et dis-lui de suivre discrètement Farragus lorsqu’il partira.
Après quoi, je m’élance hors de ma cachette végétale pour gagner l’automobile du milliardaire. Par veine, la malle de son bolide s’ouvre sans l’aide d’une clé. Je m’enfourne à l’intérieur. Je rabats le couvercle. Ce coffre est immense. On y filerait une demi-douzaine de Jacques Soustelle sans mal, c’est dire si un homme seul y a ses aises. Extirpant mon canif de ma poche, je me mets à percer un trou dans le fond de la malle, afin d’être en communication avec l’habitacle de l’auto.
Me reste plus qu’à attendre.
Et à espérer qu’ils n’ouvriront pas le coffre.
Le plus surprenant, c’est que je manque de m’endormir tant est profonde ma fatigue. Ces deux dernières journées furent rudes, comme eût dit l’aimable Damien. L’immobilité et l’obscurité m’enveloppent d’une langueur monotone. Bientôt je drague dans des limbes indécis, perdant la notion du temps. Ma somnolence s’accentue. Je suis bien. C’est capitonné…
Des claquements de portière… La valse des amortisseurs. Et puis la calme trépidation du moteur…
Je m’éveille de fond en comble. L’air étant chiche, je me sens la tête lourde. Un murmure de conversation me parvient. Je plaque mon oreille au trou. Je peux entendre ce qu’ils disent. Pas très distinctement, mais ma vaste intelligence (1 m 60 x 2 m) me permet de combler les vides et de reconstituer les phrases au fur et à mesure.
— Pour un coup fourré, c’est un coup fourré, fulmine Beulmann. Selon vous, m’sieur Farragus, il vous aurait fait téléphoner par la fille de ce Black ?
— Certainement !
La voix de Neptuno est tranchante. Un vrai coutelas de louchébem.
— Et il a embarqué la môme ?
— Puisqu’elle n’est plus là !
— Dans quel but, ce coup de téléphone ?
— Pour me faire museler la police, je suppose.
Dites, il est pas constipé des méninges, mon client. En v’là un qui se coltine sa dose de matière grise !
Ici une question de Beulmann que je n’entends pas. (N’oubliez pas qu’il se tient à l’avant de la pompe, donc éloigné de moi).
— Ils sont venus questionner Black, lui répond Farragus. L’intervention des deux flics les a obligés à agir. Les ayant neutralisés, ils ont compris que ça allait chauffer pour eux et qu’ils seraient vite traqués. Alors ils ont compté sur mon intervention, et ils ont eu raison…
Un temps, pour me permettre d’apprécier sa jugeote. Puis il dit :
— Vous allez rester ici, Beulmann. Dès que ces deux abrutis de flics seront partis, interrogez Black. Je veux savoir ce qu’ils lui ont demandé et ce qu’il leur a appris.
— O.K. ! m’sieur Farragus.
Nouveau claquement de portière.
— À la « Résidence » ? demande le chauffeur.
— Pas tout de suite. Faites un crochet par le zoo.
On se met à rouler.
S’il est difficile d’évaluer le temps, lorsqu’on est prisonnier d’un coffiot de bagnole, il est plus duraille encore d’apprécier les distances. Dans cette posture, une automobile ne vous paraît plus motrice. C’est une caisse qui trépide. Une malle à ressorts… Ça dansotte gentiment avec un bruit de pneus suçant l’asphalte.
Mollement bercé, je me préoccupe de pouvoir respirer plus confortablement. Quand on a pris l’habitude de l’oxygène, il est difficile de s’en passer. La sueur me ruisselle sur tout le corps et une brûlure étale emplit mes poumons.
En tâtonnant, je dégauchis la trousse à outils derrière la roue de secours. Ces grandes tutures possèdent un matériel de réparation digne du plus moderne atelier. Vous parlez d’un chouette établi, ma révérende ! Des pinces, des tournevis, des marteaux, des tenailles, des bougies (pour votre anniversaire), du chatterton, que sais-je encore ?
Je choisis au toucher le plus gros des tournevis et je l’engage dans la bande de caoutchouc mousse bordant l’ouverture du couvercle. Suffit de forcer un brin et de peser sur le manche pour obtenir un interstice par lequel je peux téter les douces mamelles de la nuit [29] Çui-là, c’est pas que j’en sois content, mais il plaira aux dames de la bonne société.
.
Ouf ! ça va mieux…
Quelques virages très secs (il n’a pas plu depuis six mois) me font bringuebaler comme une cargaison désarrimée. On opère une première halte, très brève. Un coup de klaxon impératif me donne à croire que nous nous trouvons devant un portail fermé. Fectivement, y a de la grincerie peu après et on reprend sa route à allure modérée.
Quelques tours de roues encore, et puis on stoppe. Les deux occupants de la pompe en descendent et s’éloignent.
— À toi de jouer, San-A. ! m’exhorté-je.
Je me mets à chercher le verrouillage de la malle. L’ayant trouvé, je manipule le taquet de conjugaison à prisme octogonal [30] Toute phrase est un vers. Lorsque les termes précis vous manquent, il suffit de reconstituer le rythme, au moyen de n’importe quels mots.
. La serrure devrait aussitôt jouer et les ressorts de la charnière soulever le couvercle.
Eh ben, que nenni, mes bichettes à museau rose : le mécanisme ne fonctionne pas. Je m’arc-boute pour pousser du dos. Nothing ! Je pige alors qu’en forçant le bord du couvercle pour respirer, j’ai faussé le bazar de mes quenouilles auburn. Me v’là bel et bien enfermé dans ma malle, telle une gentille momie dans son sarcophage. Sale impression ! Fureur désespérée ! Soif de liberté ! J’ai besoin de mouvementer. Me faut de l’espace, beaucoup ! Je rêve de steppes. Le désert d’Arizona ? Je suis preneur ! Le Grand Nord ? Mettez-m’en six caisses ! Vive l’Océan Pacifique ! Je rebiche mon tournevis. L’engage dans cette name of god [31] Je les balance en anglais, ça fait moins impoli.
de serrure. Je tire un grand coup (je suis coutumier du fait). Tous mes muscles bandés (toujours coutumier du fait). Rrran ! Ça craque. Une bouffée de grand air chargé d’odeurs suffocantes. La malle bée. Merci, San-Antonio ! Je saute de mon poule-manne [32] Littéralement : panier à flic. Ah, les mots ! Les chers mots, si tant magiques… Qu’est-ce que je vais me faire ch… dans mon cercueil, moi, s’ils oublient de m’y foutre de quoi écrire.
. Veux rabattre le couvercle. Vacherie ! Il ne peut plus fermaga. Les coffiots de bagnole, remarquez, c’est toujours comme ça : ils ne s’ouvrent pas, ou bien ils refusent de rester bouclés.
Il faut, cependant ! Ingénieux comme M. Dassault, lequel regardant circonvuler un fer à repasser chez sa blanchisseuse s’écria : « Tiens-tiens » car il venait de concevoir le Mirage I, je bloque la porte du coffre avec mon précieux tournevis. J’aime que mes personnages ne se perdent pas en cours d’action, fussent-ils tournevis.
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