Ils rallument et s’avancent.
— Parlez, madame, fait l’homme aux yeux bridés.
— Je jure que je ne suis pour rien dans l’enlèvement de Pearl ! hoquette Ann.
Le zig a un claquement de doigt pareil à une brisure de branche morte. Son pote ressort.
Quelle va être la suite des événements, dites ? Elle ne peut rien avouer, la pauvre dame, puisqu’elle ne sait rien ! Puisque c’est le gars bibi le coupable. Ah ! que ne disposé-je d’une mitraillette, ou autre babiole de ce genre, histoire d’intimider ce joli monde et de libérer M meFarragus.
Le deuxième Jaune revient. Il n’est pas seul. Maud, ma jolie petite camarade, l’accompagne. Elle est vêtue, cette fois. Elle porte un bermuda et un chemisier jaune, des chaussettes blanches… C’est vachement excitinge, la chaussette, quand c’est bien porté. Je connais des pédoques qui assistent à des matchs de football uniquement à cause des chaussettes des joueurs.
L’infirmière s’avance jusqu’à la cage d’une allure décidée.
— Maud ! lamente faiblement M meFarragus. Oh ! Maud…
Mais Maud manque de compassion. Elle a ce visage faussement impénétrable des judas qui tentent de camoufler leur trahison en esprit justicier.
— Vous feriez mieux de tout dire ! jette-t-elle insolemment à sa patronne.
Dans la cage, le boa se déroule comme l’action dans un ouvrage de M. Robbe-Grillet : très lentement. À vrai dire il n’a pas l’air de se passionner pour Ann Farragus. Simplement, elle l’importune. Alors il cherche une position plus adéquate lui permettant d’oublier cette présence importune dans son domaine.
Le seul fait que le reptile remue met le comble à la frayeur d’Ann.
— Sortez-moi de là, je n’en peux plus ! supplie-t-elle. Quelle horreur, je vais mourir ! Vite !
— La vérité au sujet de Pearl ! fait le Chinois, en élevant un peu le thon [40] Il est pêcheur à ses moments perdus.
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— Je ne l’ai pas fait kidnapper !
— Nous allons éteindre et vous laisser ici jusqu’au matin, madame Farragus. Si vous êtes toujours vivante à ce moment-là, peut-être direz-vous la vérité !
— Non ! Écoutez… Je jure que je ne suis pour rien dans son enlèvement. Par contre je peux vous avouer quelque chose…
Jusqu’ici, j’étais au supplice, mes bons asticots. J’avais honte de ne pas intervenir pour stopper le martyr de cette femme. Mon silence la torturait. Je pouvais, en me manifestant, la délivrer. Et tout à coup, changement : elle me paraît autre ! À travers sa peur, je lui découvre un nouveau visage. Et cette figure qui m’est révélée n’a rien de commun avec celle que je lui connais. Elle est dure, elle est noire.
— Que pouvez-vous nous avouer, madame Farragus ? Dites-le vite, sinon je siffle d’une certaine manière et votre compagnon de cage quittera son arbre pour s’enrouler à vous. À dire vrai, il n’est pas foncièrement méchant, seulement il ne connaît pas sa force. Un jour, pour voir, on l’a mis en présence d’un mouflon. Au bout d’une heure, le mouflon ressemblait à une carpette roulée, et au bout de dix il avait disparu, cornes comprises…
On dirait qu’il récite un poème en prose, notre jaune ami. Sa monocordie, chose curieuse, renforce l’horreur de ce qu’il dégoise.
Ann Farragus l’écoute sans perdre le boa des yeux. Elle se gave d’épouvante, comme Gavarnie se gave de Pau (diraient j’en suis convaincu, mes adorables confrères Francis Dac et Pierre Blanche) [41] Dire qu’il existe des gens qui préfèrent François Mauriac à Pierre Dac. Comment se peut-ce ? Si je devais écrire une biographie un jour, j’écrirais celle de Pierre Dac. Je voudrais tant expliquer aux cons et aux jeunes l’importance de cet homme dans la pensée moderne. Pierre Dac est à l’esprit d’aujourd’hui ce que Charles Trénet est à la chanson. Merci, Pierre Dac, de nous avoir enfoncé tant de portes !
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— Eh bien, dites, madame Farragus ! Dites !
Elle hoquette.
— Pearl n’est pas malade !
Le silence qui succède à cette déclaration est si profond qu’on entend glisser les reptiles dans leurs cages.
— Qu’est-ce que j’avais dit ! s’écrie brusquement Maud. Et l’on ne voulait pas me croire…
Le Jaune vient tout contre la grille.
— Madame Farragus, chuchote-t-il. Qu’entendez-vous par « Pearl n’est pas malade ! »
— Je me suis arrangée pour faire croire…
— À sa leucémie ?
— Oui. Je lui ai fait administrer certains produits qui provoquent les symptômes de cette maladie. C’est… C’est mon ex-mari qui m’a guidée, m’a aidée…
— Vous aviez combiné ça avec lui ?
— Il en a eu l’idée…
— Quand ?
— Lorsque Neptuno m’a eu retrouvée et m’a demandé de divorcer tout de suite. Je ne voulais pas. Mais Robert m’a expliqué qu’il ne fallait pas laisser passer une occasion pareille. Pour notre fils handicapé à vie. Nous n’étions pas riches. Mon ex-mari avait un modeste cabinet insuffisant pour assurer une vie confortable à notre enfant, plus tard…
— Si bien que vous vous êtes décidée à divorcer et à épouser M. Farragus ?
— Exactement.
— Ensuite de quoi, vous n’avez plus eu qu’une idée : vous débarrasser de sa fille ?
— Oui.
— Espérant amener ensuite votre actuel époux à tester en faveur de votre fils ?
— Oui.
Là, il y a comme un temps mort. Plus mort que vif pour Ann Farragus qui voit le boa se désenrubanner de son arbre. Le Chinois contourne la cage pour s’approcher de Neptuno, toujours tapi dans l’ombre. J’oserais, j’ajouterais : immobile comme une statue, tant l’image est fidèle à la réalité. Mais je m’abstiens car, en général, une statue ne parle pas. Or, Neptuno Farragus chuchote. Le Jaune acquiesce, revient à la cage.
— Madame Farragus, comment vous y êtes-vous prise pour faire admettre que Pearl était leucémique ?
— Au début, je lui ai administré une drogue qui l’a rendue malade. J’étais seule avec elle à la « Résidence ». J’ai appelé un médecin. Ce médecin était Robert qu’elle ne connaissait pas. Il lui a fait subir un traitement grâce auquel elle a bientôt présenté tous les symptômes de la leucémie. Les spécialistes eux-mêmes s’y trompèrent car chaque fois, les analyses étaient communiquées par les laboratoires directement à Robert, lequel les falsifiait avant de les répercuter ici.
— Vous la faisiez en somme périr à petit feu sous couvert de sa fausse maladie ?
— Je… J’ai perdu la tête. Je n’aimais pas Neptuno… J’étais jalouse de cette fille riche et désœuvrée… Vous ne pouvez savoir le calvaire que représente pour une mère le fait d’avoir un enfant paralysé à vie… Cela tournait à l’obsession, au cauchemar…
Ses nerfs achèvent de craquer. Elle se met à hurler de façon continue, en pleine hystérie.
À ce moment-là, Neptuno quitte son poste d’observation et marche à la cage. D’un geste de robot pensant, il arrache son masque. Ann l’aperçoit. De saisissement, se tait. Les deux époux s’affrontent. Je ne vois pas la gueule du milliardaire pour l’élémentaire raison qu’il me tourne le dos, mais je vois celle de sa femme. Une autre épouvante succède à la première. Elle se transforme de plus en plus irrémédiablement. Elle vieillit. Elle est vieille. Ravagée. Finie. Disloquée…
— Ann, murmure Neptuno.
C’est la plainte d’un amour assassiné. Tout ce qui subsistait de tendre dans cet homme vient de s’évaporer.
Il se ressaisit, à peine son gémissement exhalé.
Elle murmure, hagarde :
— Neptuno !
On se croirait à la fin d’un film genre « Eternel Retour ». Ann-Neptuno ! Neptuno-Ann ! The end of a love story. Musique douce… Contre-plongée sur le ciel où se bousculent des nuages malmenés par la tempête.
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