— Il est ouvrier ?
— J’sais pas.
— Il a une auto ?
— Oh oui, et maman aussi, et le chauffeur aussi en a une, et Mary aussi.
— Qui est Mary ?
— La cuisinière.
— Il y a longtemps que tu as quitté ta maman ?
— J’sais pas.
— Ce sont tes parents qui t’ont amenée ici ?
— Non, une dame.
— Gentille ?
— Non, elle m’avait mis la main sur la bouche dans le jardin parce que je criais pour appeler Mademoiselle.
Dis donc, Poilau, s’agirait pas d’une sorte d’espèce de kidnappinge, des fois ?
L’idée m’en a pris dans la maison de Doro. Je songeais aux habitants de l’île. Alors j’ai pensé à ces moutards, soi-disant enfants de pêcheurs… Et j’ai fait tilt.
V’là que ça continue de se corser, hein ?
Pour les rebondissements, je ferais la pige à une balle de tennis, moi, quand je m’y mets.
— Et tes petits camarades, ils sont de London aussi ?
— Non, ils viennent de la campagne.
— Quelle campagne ?
— J’sais pas. Jérémy est de Boston, Phili de New York, Dorothy de Johannesburg et pour Mitchel je me rappelle plus…
— C’est quoi, ton non ?
— Cathy.
— Mais Cathy comment ?
— Baum.
— Cathy Baum ?
— Oui.
— Et ton papa, il s’appelle comment ?
— Comme moi.
— Je veux dire, son prénom ?
— Adrian.
Je répète : Adrian Baum.
Et tu peux croire que je m’offre un seau de carpes, mon Minus. Un plein saut de carpe ! Parce que Adrian Baum, je te le signale, vu que tu ramollis de la coiffe, c’est ni plus ni moins (et véry plus que moins) que le chimiste britannique number one. Et tu sais quelle chimie il pratique ?
Allez, devine, pour une fois. Montre-toi un peu, quoi ! Quel œuf ! Eh bien, sache donc, ô mon andouille confirmée, que ce savant est le grand spécialiste européen de la pétrochimie. Quand je te disais que cette affaire-là puait le pétrolium jusque dans le jerricane du voisin !
— Qu’est-ce vous mangez au breakfast, mes petits anges ? Des cornes flasques, des œufs au bacon, de la marmelade ?
Papa-nourricier (comme dirait François).
Plein d’entrain, voilà que je me mets à préparer un déjeuner substantiel à ma marmaille. Quand les loupiots auront clapé, je retournerai au presbytère m’assurer si le téléphone du faux pasteur, chargé d’appeler les faux superintendants, est lui aussi, un faux bigophone.
Ou un vrai ?
Je mouline à tout crin. Autant pédaler dans la cage d’un écureuil. Pas la moindre sonorité. Tourne, tourne. Orgue de barbarie. Moulin des amours. Rien.
Je m’énerve comme papa, dans les jadis, quand il démarrait sa vieille Citron à la manivelle. Seulement, lui finissait par obtenir un résultat. Quand il avait maigri d’un bon kilo, sa chignole éternuait. L’espoir naissait. Il s’escrimait de plus belle, remettait la gomme à s’en faire éclater les veines et puis enfin se produisait le vrai miracle : le moteur trépidait, pire que celui du vieux « pointu », son ronron devenait à peu près régulier.
— En voiture ! écriait papa.
Exténué, je raccroche. À cet instant, ô merveille, la sonnerie file un « frrrriiiiit » aigu dont je tressaille. Vitos, je reprends le combinoche.
— Qui appelle ? demande une voix d’homme.
— Le presbytère de l’île Godmichey.
— Qui êtes-vous ?
— Police !
C’est bathouze que ce mot soit pratiquement international, tout comme hôtel, taxi et caviar, non ?
— Que désirez-vous ?
— Le poste de police le plus proche.
— Un instant.
Je perçois une espèce de tic-tac.
— Allô, fait la même voix du postier, je vais vous rappeler, la ligne du poste de police est occupée.
— Cela urge ! avertis-je.
— Sir, je ne puis forcer une ligne occupée, rétorque le préposé. Dès qu’elle sera libérée, je vous la passerai.
Je repose l’appareil à son crochet.
Y’a toujours moyen de réfléchir en attendant. Ça ne coûte rien et ça nécessite un minimum de matériel. Le nombre de chefs-d’œuvre qui ont été créés de la sorte, tu peux pas savoir…
Je vais filer un œil à l’église. Les corps gisent toujours sur les dalles, près des cordes à cloches. Bien raides, bien abominables. Confits dans le trépas.
Pétrole ! Pétrole ! Que de meurtres auront été commis en ton nom !
Ces gosses, enlevés à des pétrochimistes, monnaie d’échange, probablement.
Elle marchait à l’essence, cette affaire. Je l’ai senti tout de suite, si je puis dire (plus exactement : si je puits dire). Himker : pétrole ! Krakzecs : pétrole ! Les Arabes : pétrole ! Vivement qu’on énergise à l’eau de robinet, mon frère. Peut-être connaîtrons-nous alors quelques années d’accalmie. Le téléphone ne retentit toujours pas. Exaspéré, je me paie une seconde séance de manivelle en folie. Rien ! Je réitère. Re-rien.
Et puis v’là que j’entends des clochettes, une musique céleste. Je lâche le combiné et tombe à genoux. Dans le bol j’ai ce fameux ventilateur au moteur détraqué qui se déclenche automatiquement lorsque je viens de morfler un coup de goumi sur la noix.
Je bascule en avant. Le mur arrête mon épaule.
Je regarde tant bien que mal de côté. Je vois, à travers une brumasse vineuse, la frime hilare du camarade Moktar. Il a je ne sais quoi de mahousse et de contondant à la main.
— J’ti fis mal, patron ? jubile-t-il.
Il rigole à gorge d’employé, comme dit Bérurier.
Près de lui, se tient un grand mec blond et sévère, l’air pas gai. Sitôt que ma vision se clarifiera, je suis certain que je le trouverai antipathique, cézigue. Il ressemble à quelqu’un que j’ai rencontré y’a pas longtemps. Ça, je me le dis très confusément, depuis la basse fosse de mon obscurité cérébrale.
Moktar continue de se cintrer comme un arc en érection [11] Je me comprends, c’est déjà ça.
.
— Tu li le roi di con, patron ! C’tiliphone, li branché sur la mison. Ci M’sié Schuppen qui te l’a ripondi tit à l’heure.
M. Schuppen. Attends que j’émerge de ma crème fouettée (ou plutôt battue). Ce nom remue quelque chose dans la soute à bagages de ma mémoire. Schuppen… Von Schuppen ! Ah oui, ah, ça y est ! Von Schuppen, ne coupez pas, je crois me souvenir, donc, je me souviens : le secrétaire. Il ne ressemble pas à quelqu’un que j’ai vu : il est quelqu’un que j’ai vu. Je l’ai vu, le soir où il venait de se payer Merdanflak. Très peu, très mal, très sommairement, mais quand on a l’œil de chose d’un Santantonio, hein ? L’œil de vrai faucon, l’œil de faux vrai con…
— Allez, on part ! dit ce monsieur.
On m’attache. Sauce ligote, toujours…
Ainsi, quand on te déplace, on est obligé de te porter. C’est tout bénéfice pour ta pomme. Économie d’énergie. Énergie pétrolière. Je suis pris par l’essence ! Les sens s’emparent de moi. Houille (blanche) ma tête ! Corneville, à moi ! Dreling, drelong… Sonnez les mâtines !
Le balancement de notre déambulation accentue l’impression de tocsin qui m’habite. M’habite ? Et la tienne, gros dégueulasse ? Dreling, drelong.
Maigre procession. Défilé sur la lande. Les Hauts (et les bas) de Hurlevent. Waterplaine, morne lot ! Où qu’on va ? Le vent du large se rétrécit. Des mouettes voltigent en poussant des cris de petit commerçant venant de recevoir sa feuille d’impôt.
V’là que ces pommes me chargent sur la véry old camionnette ayant servi déjà à me transbahuter au moment de notre arrivée. Je n’y suis pas seul : déjà Doro est là, étendu sur un matelas. Il a sa connaissance et en profite pour beaucoup souffrir.
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