En m’apercevant, il parvient à articuler très exactement ceci :
— Tu m’as brisé les reins, salaud, mais j’aurai ta peau.
La sueur emperle sa figure ravagée par la douleur.
— À petit feu, promet-il. Je veux qu’on t’arrache la chair morceau par morceau, ensuite la langue, ensuite les yeux…
Il précise encore ce dont il tient à me voir démuni et, crois-moi, mon follet, mais c’est pas réjouissant. Oh, que non !
La voiture cahote.
Moktar chante à tue-tête un air de son pays qui fait comme ça : « Aaaaaahr Aaaaaaahr Ménnnh-haaaaa ». Ce mec, il a beau me frictionner la nuque avec du cœur de chêne, je te jure qu’il me botte vachetement.
Je suis placé de profil sur le plateau de la camionnette, ce qui me permet un visionnement de la fausse dadame.
— Navré de t’avoir brisé la colonne vertébrale, mon ami, lui dis-je, alors qu’il cesse de me vitupérer contre pour gémir plus à son aise. Ça n’a été qu’un geste de self-défense, comme disent les éléphants. Je te prie de remarquer que toi, au moment de l’accident, tu pensais me vider un chargeur dans les tripes… Mais t’inquiète pas, tout beau, on va te faire la greffe sur le tas et tu seras pimpant tout plein dans ton beau corset d’acier des dimanches. Évidemment, t’auras moins l’occasion de te transformer en n’importe qui. Pour changer tu te déguiseras en quelque chose : en machine à laver, en poste à essence, en distributeur de café, en juke-box. T’as une seconde carrière à faire, mon pote.
Mes sarcasmes le survoltent.
— On t’ouvrira le ventre, on te le remplira de poivre et on t’arrachera le foie, promet-il, Prométhée.
C’est sur ces bonnes paroles altruistes que nous atteignons l’embarcadère de Godmichey.
Von Schuppen s’amène, suivi du féal Moktar (le participant-type). Alors, brusquement, mon esprit se trouvant ranimé par le grand air marin plus que par la douceur angevine, je pige un truc.
Effectivement, le secrétaire d’Himker ressemble bien à quelqu’un. Mais alors, à s’y fourvoyer.
Et je vais te dire à qui.
Qu’est-ce que tu dis ? T’as pas d’argent sur toi ? Ça ne fait rien, tu me paieras plus tard, je te le vas bonnir tout de même. Von Schuppen ressemble à Dora. Pardon : à Doro.
Tu sais comme quoi ?
Comme un frère, mon mignon. Je ne peux pas te dire mieux. Comme un frère.
Sauf qu’il est blond, et « elle » brune. Mais est-il vraiment blond, Doro ? Si je te disais que tout à l’heure je n’y ai pas pris garde, tellement fut vive ma surprise.
Une vedette tangue sur la houle.
Blanche, pimpante, battant pavillon français, ce qui ne gâte rien.
Pendant que mes ravisseurs (c’est pas que je sois ravi, mais faut appeler les gens par leur fonction quand on n’est pas certain de leur nom) transfèrent Doro à bord, j’examine le barlu. Deux marins en maillot rayé composent l’équipage. L’un est grand, basané, avec des épaules d’athlète. L’autre est énorme et porte une barbe patriarcale. Sa casquette frappée d’une ancre est coquinement inclinée sur le côté et son brûle-gueule pollue l’atmosphère plus fortement qu’une rentrée de vacances sur une autoroute.
Schuppen et Moktar reviennent m’emparer.
— Je croyais que c’était votre maîtresse, mais en réalité c’est votre frangin ? demandé-je du plus aimablement de mon mieux à Von Truc.
Son œil glacial me décoche des promesses aussi nocives que celles que vient de me faire sa fausse frelote. Très sincèrement, je crois que ça va barder pour mon ventricule. Quant à mon matricule, n’en parlons pas !
Je gis sur le plancher de la vedette.
Doro continue de geindre et de suer son martyre dans le rouf. Moktar mange des bonbons, près de moi, en regardant s’éloigner l’île de Godmichey.
Le camarade Von Schuppen parlemente avec le grand marin basané, lequel est à la barre. Il fait un temps de grandes vacances, bien superbe, onctueux, tout bleu. Les mouettes nous font un brin d’escorte.
Je te jure que si je ne me trouvais pas dans cette fâcheuse situation, je me croirais en croisière. Ça doit venir des skis nautiques entassés dans le rouf. Sur la porte d’icelui, un écriteau de bois annonce : « Tarif des leçons ». Un haut-parleur est fixé au-dessus du gouvernail. Tu veux parier que von Machin a frété un barlu de ski-école pour rallier l’îlot ?
Le voici qui revient vers moi, précisément. Il prend place sur la banquette tendue de toile verte et se penche :
— Moktar ! appelle-t-il.
— Qu’i-ce qui c’est, patron ? demande le versatile employé, la bouche pleine et les lèvres sucrées.
— Amène les deux grosses pièces de fonte qu’on a descendues de la camionnette et attache-les aux jambes de monsieur le commissaire !
— Ti d’suite, patron !
Un flot de vilaine bile m’emplit la bouche. Pourquoi ai-je la certitude que ça n’est pas du bluff ? Mais de l’extrait de tout ce qu’il y a de plus sérieux.
Le méchant frangin veut se débarrasser de moi. En pleine mer. Dix kilos de ferraille à chaque peton, et bonsoir, commissaire, allez voir dans les profondeurs océanes si le commandant Coustaud y est ! Le Coustaud des Épinettes, ce sera moi. Pauvre loque aquatique, vite dépecée par les poissons. Moi qui les aime tant, ces chéris, avec un filet de citron après celui du pêcheur. Il me l’a promis, Dora, que je serai morcelé complètement, de bien partout, du dehors, du dedans, du pourtour…
Non, mais je m’insurge, moi.
Ça va où, ça !
Et Félicie, dis ? Tu l’imagines, attendant son fils, jusqu’à la fin de ses jours, se demandant ce qu’il lui est advenu ? Et la tendre Zoé ? Elle serait obligée d’épouser un autre julot ?
— Dites, Schuppen, on devrait bavarder un peu avant de commettre l’irréparable.
— Je n’ai rien à vous dire, riposte le digne homme d’un thon sans réplique.
Je suis persuadé du contraire, comme de bien tu te doutes, mais n’ai pas loisir d’entamer une polémique (Victor).
— Peut-être que moi, si, réponds-je. Tous les braves gens de l’île, ton frère-sœur en tête, voulaient absolument me faire dire ce que j’avais fait du cadavre d’un dénommé Merdanflak. Jusqu’ici j’ai su tenir ma langue, mais peut-être bien qu’en échange de ma peau je parlerais…
On a des surprises dans ce métier, mon plouk. Des sévérissimes.
Ainsi moi, belle âme, candide et généreuse, je crois qu’il va mordre à l’hameçon, changer d’attitude, du moins pour un instant.
Eh ben que tchi ! L’appât des passions ? Tiens, fume, comme dit le petit Manneken-Pis. Schuppen me vote un sourire qui fluctuate nettement dans la mergiture.
— Ne bluffez pas, mon vieux, c’est moi qui ai récupéré Merdanflak dans la malle arrière de votre auto et j’ai fait le nécessaire à son sujet !
Paf ! En pleine bouille. Descente en piqué de ce qui me subsistait de moral. Mon tonus tombe comme la feuille de vigne en marbre du scoubidou d’une statue grecque. Mais alors exactement. À s’y méprendre ! Finita la commedia ! Seule, ma mort sans trace intéresse ce vilain croquant. Je pourrais lui proposer : mes économies, ma brosse à dents, ma raquette de tennis, ma braguette de pénis, un racket d’alpiniste, une craquette de Venise ou de lui apprendre un tour de cartes en échange de ma vie sauve, tout ce que j’obtiendrais, en guise de réponse, c’est son sourire calamiteux.
Je suis foutu.
Et je dirais même mieux : perdu !
Ma carcasse va se changer en algues ondulatoires. Je vais servir de dessert aux poissons carnivores. Car c’est ça, le drame : les poissons maigres du vendredi sont carnivores, mon bel ami. Alors que l’éléphant, lui, est herbivore.
Читать дальше