Tu parles qu’il va s’en servir pour se libérer.
Donc, il se pointera et me filera des tuyaux à son insu.
Tu trouves pas que j’ai le génie à fleur de peau et de nave, par instants ?
Je poireaute donc dans l’obscurité relative, car le jour pointe et sème déjà une grisaille sépulcrale autour de moi.
Mon attention est tendue comme un arc.
Sera-t-il de triomphe, cet arc ?
J’écoute âprement. Avec une telle acuité que je sens s’élargir mes oreilles. D’ici une plombe je vais ressembler à Babar, déjà que j’ai un certain point commun avec lui…
Un grincement, au-dessus de ma boule.
Des marches craquent sous des pieds prudents. Mon plan paraît se dérouler normalement. Un pas furtif dans le couloir. Il s’arrête. Je perçois un effleurement de main sur le loquet. La porte s’écarte doucement. Je vois entrer deux souliers. Ils traversent le local avec précaution, comme on traverse une rue inondée. S’arrêtent non pas devant le poste, mais à quelques centimètres de la penderie. Et alors la chose se produit, fulgurante, fracassante, inattendue.
Une salve éclate. L’air se met à puer la poudre. Des éclats de bois haché giclent. Des douilles vides tombent comme les perlouzes d’un collier au fil rompu.
Je me dis très succinctement ceci : « Mon cher San-Antonio, tu t’es cru très marie, mais le camarade Dora l’est autant que toi puisqu’il a flairé le piège. Il a profité de ton astuce pour se délier (non sans bourses) et à présent, il te liquide. Il a commencé par la penderie, parce que, effectivement, c’était la cachette la mieux apte à t’héberger, mais dans une très faible quantité de secondes, il va diriger sa moulinette farceuse sur le canapé, et alors on pourra jouer de la flûte avec ta zézette (beaucoup de dames s’y sont essayées du reste, mais elles n’en ont jamais tiré un seul son).
Alors moi, devant l’imminence grise du danger, je joue le grand jeu, tu penses. Rassemblant : toute mon énergie, toutes mes forces, tout mon courage, plus deux ou trois autres babioles de ce genre, j’arc-boute et je boute. La tortue fantôme ! C’est du vieux mobilier de famille, ce canapé. De famille anglaise, pour comble. S’il pèse pas deux cents livres, pardon : deux cents pounds, moi, je suis le patriarche d’Antioche. Mais en pèserait-il mille, mon cher ami, que, l’instinct de conservation jouant, je le coltinerais tout aussi vite dans le dossard de la fausse pin-up.
Dora (je continue sur ce blaze, n’en ayant pas de nouveau à disposition pour qualifier l’individu auquel il correspond), a commis la sottise de se placer trop près de la penderie. Il a défouraillé presque à bout portant. Quand il se retourne, ben que veux-tu, c’est trop tard pour lui. Tout ce qu’il réussit, c’est à déguster l’accoudoir de bois du canapé dans l’estomac. Du bois massif : acajou, mon pote, taillé dans la masse. Cela produit un sale bruit, t’sais. Idem chez le louchébem lorsque d’un coup de hachoir d’acier il t’aplatit une escalope (lope toi-même !). Mon petit camarade n’a même pas l’opportunité d’émettre un cri. Te lui ai cisaillé la respirance net. Le voici qui bascule en avant et pique du buste sur le canapé. Son poids me fait ployer l’échine. Je reste un instant affalé au parquet, terrassé par l’effort. Puis je repte hors de ma carapace et me relève.
L’ami Dora (et si je l’appelais Doro, pour faire masculin ?) vient de la sentir passer, crois-me. Dieu de Dieu, tu parles d’une calamité. S’il reprend connaissance, il sera hémiplégique au moins, vu que, très visiblement, son arête centrale a cédé. Rien que la manière qu’il se tient, on pige le désastre du garçon. Je recule le canapé. Dora coule au sol comme le fourreau d’un pébroque lorsqu’on retire icelui d’icelui-là. Vaseline ! Mec en tube. Je touche sa poitrine. Ça cognotte encore, mais c’est pas le pied. Jamais Eddy Merckx ne gagnerait le Tour de France avec un guignol dans cet état.
Hé bé, voilà qui ne m’arrange point trop. Enfin, il vaut mieux que Doro ait les reins brisés plutôt que moi une certaine quantité de pralines dans le bidule, non ?
Le jour s’installe délibérément. Je peux même t’annoncer qu’il y aura encore du soleil aujourd’hui.
Je m’offre une tournée générale de réflexions. Je suis venu, j’ai vaincu. Décimé la bande, certes, mais sans parvenir à percer son mystère. J’ignore toujours la raison de ses activités meurtrières. Pourquoi amenait-on des gens ici ? Les tuait-on ? Les réexpédiait-on dans des tonneaux d’anchois ? Pourquoi le cadavre de Merdanflak a-t-il disparu ? Et pourquoi ces gens tenaient-ils si fort à le récupérer ? Note qu’on finira par découvrir le pot aux roses. Toutes les rousses de France, d’Angleterre et d’ailleurs vont entrer dans la danse et elles arracheront la vérité, brin par brin. Seulement, j’aurais aimé amener la solution sur un plateau, moi, San-A. Mon côté superman. Big crack. Flic d’exception.
L’île… Plus personne ? Si : des vieillards, paraît-il, dans le genre du fossile aperçu la veille. Vétustes mouettes demeurées sur leur rocher parce que leurs ailes fatiguées ne leur permettent pas de s’envoler… Mais que me diront-ils ? qu’ils ont vu des gens inconnus les investir. Aller, venir. Circuler en hélicoptère, en yacht… Tiens, à propos : l’hélicoptère a disparu. La lande est vide, d’un vert vert-de-gris. Pelée, galeuse.
Je n’ai même pas la ressource d’identifier l’appareil.
Personne…
Je réagis. Au moment que je bute de la gamberge au fond d’une impasse, toujours une porte dérobée s’ouvre. Me v’là parti en courant.
Brrr. Dehors il fait beau mais froid. Un vrai temps d’automne grincheux. Le vent du large (le large est partout autour d’une île) souffle rageusement. Je m’engage dans une ruelle dépavée où un chat étique dévore un poisson gâté. Je prends à droite (ou à gauche si tes opinions t’y inclinent), fonce. La porte n’est pas fermée à clé. Je traverse le couloir qui pue le vieux bois. Gravis l’escalier sonore.
Tout le monde roupille dans le dortoir des mouflets. Les cinq enfants sont là, chérubins roses à mèches blondes, nids d’âme, comme disait Hugo. Je leur passe la revue, attendri par leurs souffles paisibles. L’un d’eux doit avoir des végétations parce qu’il respire par la bouche. Je cherche le plus grand. C’est une fille. Elle peut avoir six ans. Sa blondeur est nordique. Presque blanche. Je lui caresse la joue et elle ouvre les yeux.
De la porcelaine, mon fils. Elle sursaute, une vague frayeur crispe son adorable frimousse.
— Bonjour, chérie, j’y fais en anglais, tu me reconnais ? Je suis le monsieur qui est venu voir miss Kasleen, hier ?
La poupoute achève son réveil et opine.
— Miss Kasleen a dû s’absenter pour aller voir sa vieille tante qui a mal aux dents. C’est moi qui vais préparer le breakfast, tu veux bien me montrer où se tiennent les assiettes et les casseroles ?
Elle est ravie. La v’là tout en sourire. Fière comme une puce. Je lui passe sa robe de chambre posée au pied de son petit pageot.
Nous gagnons la cuisine proche en nous tenant par la main. Elle se prénomme Cathy. Une gentille pie borgne, dans son genre, bavarde comme une fille. On commence par faire chauffer l’eau pour le thé.
— Tu n’es pas de l’île Godmichey ? je demande.
Elle secoue la tête.
— Oh, non.
— D’où es-tu ?
— London.
— Qu’est-ce qu’il fait, ton papa ?
Elle réfléchit. Son papa… Elle doit produire un effort cérébral pour se le replacer dans le viseur.
— Il travaille à son usine.
— Quelle usine ?
— J’sais pas.
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