Je contemple la scène sans trop piger. À priori c’est lubrique, mais à postériori, c’est plutôt sinistre. On comprend qu’il ne s’agit pas d’un accouplement hors nature, mais en fait, d’un combat hors série. Combat d’insectes, maladroit, impitoyable, cruel jusqu’aux limites du tolérable.
Elles ne bougent ni l’une ni l’autre.
Je me précipite, fais basculer Dora.
Kasleen est morte.
Étouffée.
Dora l’a supprimée pour la faire taire. Grand remède pour un mal qui devait paraître plus grand encore.
Je détourne les yeux de ce beau visage tuméfié, violacé, enlaidi par la mort. Un déprimant sentiment d’impuissance me donne envie de m’asseoir. De m’asseoir n’importe où, sur n’importe quoi : une bite d’amarrage, les convenances, les genoux de Manouche, un râteau à la renverse…
Tu parles que si Dora a supprimé la vie de Kasleen pour la réduire au silence, elle-même ne causera jamais. J’ai fière mine sur mon îlot, pauvre Robinson Crusoé, à enjamber des cadavres.
Mon regard charmeur va à l’assassine. Elle paraît tranquille. Rassurée. Jamais elle n’a été aussi jolie. Les liens dont je l’ai entravée soulignent ses formes. Sa vêture masculine m’énerve. Je me sens tout bizarroïde. En état second et de siège. En état c’est toi ! En état frère ; en « et ta sœur ? ».
Automate concentré, S’nant’nio. Très centré sur une idée fixe, donc lancinante.
Je me penche, bande comme un cerf mes forces estimables, soulève l’étouffeuse, la charge sur mon épaule et quitte la pièce.
Direction : une chambre.
À coucher. Ou à dormir debout.
M’y voici, je file la gerce sur un pucier de fer aussi peu confortable qu’un champ de pommes de terre. Je lourde à clé, mets la chiave dans ma pocket.
La suite ?
Ben j’en sais trop rien, Fiston. On va voir.
Pour commencer je m’installe au pied du lit, en tailleur.
Tailleur de calumet ou de pierre de cinq points ?
Je regarde cette femme incroyable. Qui sait se transformer en son propre mari, en flic anglais, ou en n’importe qui de n’importe quel âge, de n’importe quel sexe. Capable de tout et de tuer.
Voilà qu’elle m’inspire un désir d’une qualité nouvelle. Un désir aussi cérébral que physique. Attends : un désir machiavélique. Tu sais combien une nuit blanche, une nuit épuisante aiguise notre sexualité ? La fatigue porte à la jouissance comme une nuit de repos porte conseil.
Je me fais languir.
M’attise. Je souffle sur mon envie comme sur une bûche pour en exalter les flammes.
Dis, c’est ma voix, ce bruit pâteux, rauque, haletant qui soudain s’élève dans le silence ? Ma voix, tu es sûr ?
— Vous êtes une garce, Dora. Une criminelle. Une magistrale salope, mais je crois n’avoir jamais autant désiré une femme que vous en ce moment.
Son œil est grave. Elle semble m’écouter assez complaisamment. Bien sûr, on décèle de la surprise dans son regard, mais plus encore de l’intérêt.
C’est pas la première gueuse que je me surprends à convoiter au moment le plus épineux de nos relations. Mais c’est la première qui me chamboule à ce point. Quelque chose d’une rare bestialité souffle sous ma peau. Ça doit ressembler à ça, le sadisme. Et d’abord c’est quoi, sinon un désir incongru ? Un désir mal venu, d’autant plus impétueux qu’il se sait inopportun ?
Naguère, dans son complet masculin, elle avait l’air d’un bonhomme ; à présent qu’elle s’est démasquée d’elle-même, elle ressemble à une fille mal travestie, qui a voulu faire joujou en se déguisant et que sa beauté, seule, sauve du grotesque.
— Tu me plais, Dora… Quel merveilleux fauve !
Mes mains s’avancent. La lame de mon couteau jaillit. Je tranche les entraves de ses jambes. Puis je referme le ya. Elle est déçue car elle s’imaginait que j’allais la délier entièrement, la débâillonner, bref, la libérer…
Mes doigts s’affolent sur le pantalon d’homme. J’ai la vague impression de m’abandonner à des amours contre nature. Dora se laisse faire, passive à fond. Je lui dépiaute le falzuche. En dessous, elle porte un collant qui ne suffit pas à freiner mes ardeurs.
Et que j’arrache avec ivresse.
Au tour du slip à présent. Tu sais que je vais exploser si je ne m’assouvis pas dans l’instant ! Un vrai bestiau, ton Sana ! Le taureau fougueux. L’étalon maître. La lance de Montgomery crevant le loto d’Henri II.
À moi, gentil slip, couvercle du plus mystérieux, du plus émouvant des écrins !
Par ici, rideau arachnéen, qui voile de sa dentelle la plus sublime des visions. Passez muscade, voilà la rhubarbe ! J’ôte à Dora son système anti-viol.
Frouttt !
L’élastique brutalisé cède.
Le slip devient lâche.
Mon ogive à tête chercheuse également. Et presque aussi vite.
Figure-toi que Dora possède entre les jambes une excellente raison de réussir ses rôles d’hommes.
C’en est un !
Bon, détends-toi. Respire. Fait quelques mouvements assouplisseurs histoire de te détartrer les durites, de te chouchouter la musculance. Ne pas se crisper dans ces cas-là. Un maximum de souplesse est recommandé. Qu’autrement sinon tu risques de te péter une charnière.
Dora est un homme.
T’as compris ? Alors romps !
J’y mate à une deuxième reprise pour des fois « qu’elle » aurait poussé jusque-là sa transformation en superintendant, cette nuit. Aucune erreur n’est possible ; bien que le rossignolet dont je mentionne soit des plus modestes, il est sincère, en peau de zob véritable, et il tient solidement au reste de l’individu, comme la France à son glorieux passé.
Pour un coup rentré, c’est un coup rentré, tu n’oseras prétendre le contraire !
Et pas fourré !
« Elle » rigole des yeux, Dora.
À prunelles que vois-tu !
Sans piper (tu penses) mot, je lui remets un lien aux guiboles. Puis, d’un geste dont t’apprécieras la pudeur, je dépose le pantalon sur le siège de ma déCONvenue.
— T’es vraiment un personnage ! lui dis-je.
Le questionner ?
À quoi bon. Je serais obligé d’y aller à fond dans les sévices. Dans ces cas-là tu te piques au jeu. L’escalade est rapide, dégradante pour tout le monde. Le tonneau d’anchois, la cloche électrique, c’est pas mon blaud. Je préfère les pressions morales, moi.
— Tu es trop fort pour moi, camarade, je lâche prise, dis-je simplement. Je préfère me consacrer au cabotage car j’en ai ma claque de ton île. Salut !
Et je me carajambe.
J’espère que tu ne crois pas à un abandon définitif de ma part ?
T’as compris qu’il s’agissait d’une ruse ? Bien vrai, tu jures ? Bon.
Eh ben oui, effectivement, je pars en claquant la porte. Mais au lieu de me tailler dans les fraîchures de l’aube, je me faufile dans la pièce où se trouve le poste émetteur de radio. Elle est, entre autres, cette pièce, meublée d’un canapé ravagé et d’une vaste penderie vide. J’hésite sur le choix de ma planque. La penderie est plus confortable, mais je serai mieux à l’abri sous le canapé.
Attendre et voir, comme disent les Espagnols parlant anglais. Attendre quoi ?
Pas quoi, mec : qui. Attendre le faux Dora, comme tu le penses bien. Pourquoi l’attendre ? Mais parce qu’il va venir glagnouter à ses chefs, cette bêtise. Que pourrait-il fiche de mieux, à présent que tout le monde est dessoudé dans l’île ?
Comment il peut venir, étant attaché ? C’est ça qui te tracasse ? Alors, camarade, sache qu’intentionnellement j’ai laissé dans un pli du couvre-lit le couteau dont je me suis servi pour cisailler les ficelles qu’il avait aux pattes.
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