En un tourne-bras j’assure l’arme contre ma hanche. Pas besoin de réfléchir, je te dis. Mon index est déjà dans la boucle d’acier qui protège la détente. Il presse. Le potage s’en va en trombe de la seringue. Et j’arrose, j’arrose ! Une folie de tir. La rafale balaie tout, fracasse tout. Des statues de l’église en perdent leur piédestal, les pieds des stalles volent en éclats. Et je te parle pas des gus que je plombe à tout va. Que ces navetons m’en meurent devant le nez, avec des frimes stupéfaites. La grande liquidation de juillet, camarade. Je me sens en rut de mort, si tu vois ? La bandaison trucidante. J’hécatombe à tombeau ouvert. Tac tac tac tac tac… Les premiers arrivés (au ciel) seront les premiers servis (en auréoles).
Je relève mon arme, juste à l’extrême seconde que ma bonne marchandise va bigorner la frénétique Kasleen. Une aussi jolie rouquine, ce serait dommage malgré qu’elle soit la pire des pires garces. Où la galanterie va-t-elle se loger, Vatel ?
Bon, donc, je saute l’institutrice (pour la seconde fois) et je volte pour face à facer avec Fouketts. Le faux superintendant a une vision complète et panoramique de mon état d’âme. Il sait que je te vais le plomber d’importance. Lui en mettre pour deux cents grammes dans les centres vitaux. Lui perforer le battant, le foie, quelques poumons et lui hacher, sans majoration du devis, dix mètres de boyasse.
Alors il hurle :
— Non, arrêtez !
Et j’arrête.
Non pas que j’aie coutume d’obéir à l’injonction d’un malfrat, tu parles que ô que non !
Mais c’est sa voix, le son de sa voix, qui me bloque. Car il n’est plus pareil. Fouketts vient de me causer avec une voix de femme.
Avant que je sois revenu de ma stupeur (j’y séjourne quelque temps) il porte ses deux mains à son visage.
Tu ne peux pas savoir l’effet que ça fait, un tour pareil. C’est prestigieux. Prestidigieux. Inhumainement réussi. On dirait qu’elle s’arrache la figure. Ses deux mains retombent. Bonjour Dora !
Pour une grande artiste, vous êtes une grande artiste.
Dans la vie, faut toujours se montrer fair-play. Applaudir les performances. Ovationner les exploits. Les jaloux sont perdants, l’oublie pas. C’est en vantant tes confrères que tu t’affirmes, pas en les dénigrant. Exemple moi, fils de Félicie la bien-aimée, tu m’entendras jamais dauber sur les petits collègues. Au contraire, je les prône si vivement que ce sont mes interlocuteurs qui se chargent de la démolition. J’ai plus qu’à perdre pied, retenir la nappe, dire des « Je vous accorde qu’il n’a pas un talent fou, mais… » ou bien : « Sur le plan humain, c’est en effet un pas grand-chose, pourtant il a sorti des trucs valables, au début. » Je plaisante : c’est pas vrai, je défends la corporation, moi. Mordicus. Je mens trop peu dans la vie pour ne pas mettre mes mensonges au service du bien. J’ai des dons d’embaumeur. Je sais oindre. D’abord c’est voluptueux, et puis c’est utile. La lubrification c’est la clé du fonctionnement. Sans huile, tout rouage grippe.
Là, je salue chapeau d’autant plus bas qu’avec ces putains de cabriolets je me tiens en position de Charles Dullin jouant l’avare. Bravo. Bravissimo. Je l’avais pas vu, j’en avais pas entendu causer, mais je l’avais lu. Le most célébrous numéro à transformation in the monde. Tu crois que c’est moi, c’est plus moi, c’est Machin. Non, c’est pas Machin, c’est Truc. Trucage ! Troudutruc. Époustouflant. Bye, bye le superintendant Fouketts. V’là Dora ! Coucou, Dora ! Et si Dora n’était pas Dora ? Et si rien n’était personne ? Cache-cache néant. Illuse. Et cette psychologie, pardon ! Elle a compris que pour m’empêcher de défourailler, il fallait frapper un grand coup à l’intellect. Ailleurs, elle n’avait plus le temps.
— Eh ben, vous m’en direz tant ! que je fais comme ça, d’un ton guilleret pour masquer un peu mon époustouflance. Je n’ai encore jamais assisté à une pareille performance.
Elle répond :
— Dans un autre genre, la vôtre n’est pas mal non plus…
— Vous voulez bien me délivrer avant que des malheurs irréparables s’abattent sur vous ?
— Bien sûr.
Elle s’avance.
— Stop ! intimé-je. Pas vous ! Jetez la clé de ces accessoires à mes pieds, la gentille Kasleen va s’occuper du déverrouillage. Et surtout, belle Frigolienne, ne remuez pas un cil, sinon j’assurerai votre ultime transformation en vous déguisant en jeune femme défunte.
Elle obéit.
Elles obéissent.
Me voici libéré. Endolori, fortement contusionné de partout, mais disponible pour la suite des événements. Les vilains messieurs assaisonnés au poivre nickelé sont admirablement morts. Donc d’une tranquillité rigoureuse. Je m’empare de leurs armes appuyées au mur. « Pour ma collection privée », annoncé-je à ces dames. Maintenant que nous avons terminé nos dévotions dans cette église, si on allait boire un café fort dans un endroit moins austère ?
Là-dessus, je stoppe le carillon des deux cloches en délire. Mes tympans étant plus fatigués que les leurs.
La maison est rude. Âpre comme le reste du patelin. En granit sombre, si tu veux tout savoir. Édifiée sur une éminence de lande, elle surplombe la conserverie. Elle part un peu en quenouille, comme on disait chez les Boussac du siècle dernier, mais elle a cette noblesse des altières demeures qui ne se résignent pas au confort. Leur plus sûr titre de gloire est d’assurer le froid et la pénombre aux téméraires qui les occupent.
On entre.
Un domestique arabe somnole devant un feu de cheminée point inutile malgré que nous soyons en été. Il est enroulé sur lui-même dans les longs poils d’un tapis et ressemble au fossile géant d’un mollusque de l’ère Métique. Il se dresse à notre venue, comme le ferait un serpent éveillé par des crampes d’estomac. J’ignore à quoi rêvassait mister Ali, mais il est fléché de première. Son futal est pareil au chapiteau du cirque Jean Richard qu’on aurait dressé sur les pentes du Ventoux.
L’homme a l’air d’un crétin ou d’un hépatique mal réveillé.
Il nous regarde, enregistre mon arsenal, ne s’en émeut pas.
— Ce beau sultan pourrait-il nous préparer du caoua ? m’enquiers-je.
Dora répercute mon vœu à son gode-boy.
— Du café, Moktar !
L’autre a un petit hochement de tête et se dirige vers la porte.
— Minute ! On l’accompagne. C’est l’heure où l’on est bien dans une cuisine pour bavasser, mes poulettes.
On y est d’autant mieux à son aise, dans la cuisine, qu’elle est grande comme le palais de la Mutualité. Je la trouve sacrément délabrée, mais comme je ne viens pas pour louer la baraque, je ne me formalise pas de l’état des lieux.
Je m’assieds en tailleur sur la table monumentale. J’ordonne aux deux filles de s’installer par terre, le dos contre la porte et je laisse l’Arabe s’activer devant un réchaud genre campinge, tout neuf.
— Les bras en l’air, Dora, et vite !
J’ai aboyé, littéralement. Imagines-tu pas que, pour s’asseoir, elle fait tout un cirque, commençant à s’agenouiller, dos à moi, pour ensuite se laisser pivoter sur les talons.
La belle créature se fige.
Lève un bras. Un seul !
— L’autre ! enjoins-je.
Elle murmure, penaude :
— Je ne peux pas, je me suis brisé la clavicule.
Tiens donc, ce serait pourquoi, sous les apparences de Fouketts, elle gardait constamment son bras pressé contre sa hanche ? Et puis, tu sais comme ça s’opère, de fil en anguille (sous roche) ? La pensée décrit une trajectoire. Arc de cercle somptueux. Tourbille, monte, s’épanouit.
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