Tu verrais la manière dont il me cramponne ! Une valise. Pas même : un attaché-case ! Il me chope par ma ceinture et m’emporte. J’implore le Seigneur de rendre ma ceinture suffisamment résistante pour l’usage qu’il en fait, sinon je vais encore m’emplâtrer le portrait sur le ciment. Selon moi, les intentions de cet homme à mon égard ne sont pas absolument pures, et il me réserve des surprises désagréables.
Le voilà qui s’approche d’une vaste cuve pas très haute, mais extrêmement large. La pire des odeurs s’en échappe. J’aurais pas ce bâillon placardé sous le pif, je dégobillerais avec grâce et volupté.
Le mastodonte m’imprime un balancement qui ne me dit rien qui vaille. Et puis : hop ! Il me valdingue par-dessus le rebord de la cuve.
Horreur et damnation !
Bout de la noye ! Putréfaction atroce ! L’immense bac circulaire est plein de poissons frais. J’ai jamais vu un tel débit de poissons ! La pêche de trois chalutiers, parole ! Je m’étale sur du moelleux effroyable, gluant, fluidifiant. Je fais de l’aquaplane sur cette masse mouvante. Je m’empuante. Si je remue je m’y enfonce.
Ça m’étouffe. Mon guignol taraboume comme un fou. Il doit avoir la forme d’un poisson, déjà. D’ailleurs, un poisson n’a-t-il pas la forme d’un cœur ?
J’efforce de demeurer immobile. Mais si je ne bouge pas, la masse qui me supporte, elle, remue sous mon poids. Elle floque. Ça gassouille.
Des anchois ! Je savais que ça fouettait également l’anchois. J’en reboufferai jamais plus de ma vie. Même dans une niçoise. Une quantité pareille, tu juges ?
Et crus ! J’en deviens poissecaille, par osmose. Je vire anchois. L’anchois du roi ! Ou le roi des anchois ! Faites votre anchois, mesdames, messieurs !
Tu trouves que c’est si beau que ça, toi, la mer ? Quand tu songes à toutes les saloperies de bestioles qu’elle contient ! Et « ils » prétendent qu’on sort de là, nous autres, les grands mammifères à deux pattes ! Je m’en voudrais. Jamais plus je traiterai mon prochain de barbeau, ni ma prochaine de morue. Je dirai plus que mes contemporains ont des gueules de raie. D’une femme qu’elle est plate comme une limande. Je m’obstruerai les écoutilles quand on me jouera « La Truite ». Frais comme un gardon ? À bannir, mon garnement. Souple comme une anguille ? Mon job ! Rouget de l’Isle ? Un con !
V’là qu’inexorablement, je m’engloutis dans cette mollasserie effroyable. Je fais naufrage dans le poisson ! Je coule aspic. À la volée j’essaie d’évoquer la hauteur de la cuve. Elle ne doit pas mesurer deux mètres. Faut absolument que je m’arrange pour couler les pieds en premier. Des fois que je parviendrai à garder la bouche hors d’anchois ? Si je bascule par les épaules (rien d’étonnant quand on a une tête aussi lourde), je vais périr étouffé. Alors achtung. J’opère une espèce de rétablissement. V’là que je frétille, mon z’ami. T’entends ? Je frétille ! Mets mes arpions en flèche pour une meilleure pénétration dans le cloaque. La masse m’absorbe. Me digère. J’enfonce. C’est lent, oppressant. Ça se referme sur moi. M’emprisonne odieusement. J’y suis jusqu’à la ceinture. J’ai des poissonnets dans le calbar, dans les poches, la raie culière (la vraie, reconnue d’utilité biblique). Je vais périr d’empoissonnement ! Ça te fait marrer, gredin ? Merci pour ta compassion. Je continue de me diluer dans cette mer d’écailles. M’en voici jusqu’au poitrail. Maman, pourvu que je touche bientôt le fond ! Un étau mou, mais puissant, m’enserre la poitrine. J’ai du mal à respirer. Faut qu’à la moindre goulée, mes cerceaux refoulent la masse fantastique. Toute l’appréhension dont un homme peut se prévaloir (pourquoi prévaloir ? Ça, j’en sais rien) se loge à l’extrémité de mes orteils. Les bouts de mes nougats deviennent fous. Curieux, hé ? Et vrai, ma saucisse ! Véridiquement vrai ! Les premières phalanges de mes membres inférieurs s’en-crampent d’horreur.
J’ai de l’anchois dans les poils de ma valeureuse poitrine. Sous les bras. Il s’en coule de partout. C’est insinuant, un anchois. Oh là là là, que ça se faufile sournoisement ! C’est presque aussi incolmatable que l’eau d’où il sort.
Je descends toujours. Ça gluâtre à ma gorge. Ça me chatouille le menton. Mes panards en flèche attendent le terminus. Je mate le rebord de la cuve, jaugeant, jugeant. Finira, finira pas ? Un premier anchois caresse ma lèvre supérieure. Miracle ! Mon pied droit vient de rencontrer une surface solide. Le gauche aussi, une fraction de seconde plus tard. Je me laisse aller sur les talons. Là, bernique (si j’ose gastropoder de la sorte). Quand je repose de toute ma semelle sur le fond de la cuve, mon nez est, non pas immergé, mais anchoisé. Pour respirer, faut donc que je me tienne sur la pointe des targettes. Ce qui revient à dire, pour être précis, que je n’ai pas pied, mais seulement orteil.
J’en suis réduit, soit à ne pas respirer pour pouvoir me reposer, soit à me distendre pour pouvoir respirer. Si t’appelles pas ça une fâcheuse situation, mon garnement, c’est que tu es bien le con qu’annonçaient les prophètes.
Un rire plus gras qu’un sandwich aux rillettes me fait tourner la tête. J’aperçois mon précipiteur, hilare comme la lune dans les premiers dessins animés. Il s’est juché sur un piédestal et, accoudé au rebord de la cuve, il suit mon opération-survie avec beaucoup d’intérêt et de plaisir.
— C’était moins une, hein ? me dit-il.
Mon bâillon joint à une tonne d’anchois de première qualité m’ôte le plaisir de lui répondre, ce qui est crois-moi dommage pour la dialectique française et pour la franchise postale.
Après un bon moment de jouissance, ayant sans doute pris son fade en aparté, l’homme-lune se retire en déclarant :
— Continue sur ta lancée, bonhomme, je vais chercher du monde.
Son pas, auquel je n’ai jamais cru, décroît.
Or, donc, me voici seul.
Avec le bruit constant de la mer et mes gentils poissons.
Au bout d’un quart d’heure de cette gymnastique, je suis vanné, fourbu, au bord de l’évanouissement.
Mets-toi à ma place (ça me reprendra). Ne pouvoir respirer que par le nez, et au prix d’une gymnastique exténuante ; respirer des écailles en même temps qu’un oxygène faisandé ; être comprimé par un agglomérat, un agrégat de clupéidés, c’est un drôle de purgatoire. J’ai connu des gus qu’on été décolorés du Mérite civil pour moins que ça.
Marée fraîche ! Merci Pierre Hamp ! Je me cramponne à toi.
Enfin, le lunaire m’a annoncé de la visite, peut-être m’apportera-t-elle le salut ?
J’attends, en essayant de régulariser mes fonctions. Bruit ! Bruit, enfin !
Du monde se pointe. Combien de pas ? Deux ? Trois ?
Trois ! J’ai l’oreille subtile comme celle d’un éléphant. Je suis le Babar de l’esgourde, moi. Le Jumbo du décibel.
On traîne des caisses au bord de la cuve.
Effectivement : trois bustes surgissent, l’un après l’autre, comme des cibles de manège. L’homme-lune, Himker, plus un autre zig qui est peut-être bien le gus qui m’a convoyé de l’hélico au hangar.
Ces six yeux me dardent un bon coup. Puis Himker murmure :
— Il faut lui ôter son bâillon.
C’est gentil à lui, non ?
Mais pas facile à réaliser, car je me trouve hors de leur portée.
Le gus au vêtement huilé ne se laisse pas démonter par un tel problo. Nanti d’un lasso, il me repêche par le cou. Ne me manquait plus que ça ! Déjà que je suis aux trois quarts asphyxié…
Il hale sans se préoccuper de mes voies respiratoires. Je suffoque. Tourne de l’œil parmi les millions d’yeux qui m’environnent. Z’œils de merlan des anchois surchoix. Figés, glacés, vitrifiés, minéraux. Je les vois plus. Tout s’embrouillasse. Mon cerveau mal irrigué se met en réserve de la République. Bye bye mon ami…
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