Du sparadrap, ces messieurs devaient en posséder un stock vu qu’ils en ont usé abondamment pour m’entraver bras et jambes. Soit entre nous dit en passant, je te recommande le procédé, mon lapin. Rien de plus efficace. Des liens, de toute autre nature, chanvre ou fil de fer, t’arrives à t’en dépêtrer en y mettant de la force ou de la ruse. Mais ce truc gluant, que tchi ! Un vrai mignon cloaque dont il est impossible de se dégager seulâbre.
On roule à vive allure.
J’entends jacter. C’est Himker. Il téléphone. Car il y a le bignou à bord de la 600.
— Nous sommes sur la route de Chartres, annonce-t-il. Nous venons de quitter Rambouillet…
Il se tait pour écouter. Je ne distingue pas la jactance de son interlocuteur. Ça fait seulement un petit crachotis gargouilleur.
— Parfait, agissez pour le mieux.
Il raccroche.
J’essaie de piger ce qui m’est arrivé. Pas fastoche… Sa culpabilité est totale, au vieux paralytique. J’ai été nave jusqu’à l’os du milieu en le laissant me suivre. Fallait l’emballer, et prendre Lhuilier avec bibi.
Leur panne : une ruse.
Dans laquelle je suis tombé tête première, comme un pauvre super-gland !
Ils m’ont attiré vers eux par inaction, si je puis dire. Je me suis approché de leur immobilisme et c’est ce qui m’a perdu.
La canne : une arme.
M’a-t-il tiré une balle dans la poitrine ? J’essaie de respirer : j’ai mal, cependant ça boume vaille que vaille.
Je renifle : pas la moindre odeur de poudre dans la bagnole. Ce qui serait le cas si l’on m’avait balancé le potage. Je pense plutôt qu’il s’agit d’une sarbacane à air comprimé. Elle doit tirer une bille de plomb. Himker m’a visé au diaphragme. La force de frappe fut telle que je me suis évanoui. Parce que c’est vrai : nonobstant cette cruelle meurtrissure, je me sens tout à fait normal.
Que va-t-on faire de moi ?
Rien de bon, je présume. Lorsqu’un zig emballe un commissaire dans de pareilles circonstances, il compte sûrement le mettre en état de « non-témoignage » si tu me passes cet euphémisme.
Alors ça veut dire quoi, ce coup désespéré ? Que Himker se sent foutu et qu’il veut jouer son va-tout ? L’opération dernière chance ?
On circule encore pendant un laps de temps que j’estime être d’une demi-heure. Puis l’allure ralentit. On vire à angle droit et on se met à rouler sur une voie mal balisée, car le véhicule tangue. Un chemin forestier ? Oui, probablement. La lumière est devenue plus faible, comme lorsqu’on pénètre dans une forêt. Je crois déceler des senteurs végétales. Et puis, de temps à autre, des branchages heurtent la carrosserie de la Mercédès.
Himker a branché la radio. Une musique douce tournebiche dans la ouateur du somptueux véhicule.
Nous avançons de moins en moins vite. Après quoi on stoppe carrément.
Le chauffeur quitte la voiture. Je l’entends marcher autour de l’auto, écrasant des branchages sous ses pieds.
Himker ne bronche pas. La radio diffuse un air d’opéra de toute beauté, chanté par un ténor qu’a du bahut, crois-moi. Je me rappelle plus quel air il s’agit. Toujours est-il que c’est un type qui dit qu’il part, qu’il part, qu’il part, et qu’il part. Seulement l’ennui c’est qu’il reste. Une bonne femme, soprano d’origine et de nationalité, intervient, qui lui conseille itou de se barrer. Les v’là qui se mettent à conjuguer le verbe partir, qui à l’impératif, si je puis oser, qui au présent de l’infinitif. Himker coupe le jus alors que ces deux vaillants gueulards sont encore là.
Tu imagines probable que je chocotte dans ma potoyeuse position ? Que nenni, mon fieu, que nenni. On est comme on naît, et l’on naît comme on est, pas vrai ? Moi, toujours paré pour la manœuvre de printemps.
Des oiseaux piaillent sous la ramée. Leurs pépiements composent une musique bien plus avantageuse que celle des opéristes de tout à l’heure. C’est bucolique. Je repense à Zoé. Une nostalgie me point, ponctuée d’un confus désir de la serrer dans mes bras et de lui gazouiller, moi aussi, des trucs harmonieux. Dans le fond, j’y tiens à cette mignonne. Dommage que ce ne soit que dans le fond.
Enfin, on verra.
Optimiste, non ? Je pense au futur comme à une chose due. Tous les hommes, mon frère. Tous les hommes. Ils tirent des chèques sur l’avenir, sans s’occuper si le compte est approvisionné.
Soudain, un ronflement. Bizarre. Dans les hauteurs. Pas besoin de radar : je pige qu’il s’agit d’un hélicoptère. Donc, y a une clairière à proximité de ce coin de forêt où nous attendons.
Le vrombissement devient vacarme. Il continue, mais reste fixe, ce qui indique que l’appareil vient de se poser.
Himker descend. Des gens parlementent. Je pige pas ce qu’ils se disent car ils baissent le ton.
Enfin on vient délourder ma portière. Deux mecs, dont l’un est loqué d’une combinaison de toile crème et l’autre d’un futal sport et d’un blouson léger, s’emparent de l’admirable sauciflard que je constitue et me coltinent à l’hélicoptère. Comme je le prévoyais, ce dernier est posé dans une vaste clairière. On me jette sur le plancher du zinc. Himker prend place ainsi que son singulier chauffeur sur l’un des deux sièges arrière de l’aéronef.
En l’air, en l’air, tout le monde aviateur ! comme bramait le tenancier d’un manège, à la foire du Trône.
La grande hélice se met à bouillonner. On s’élève à la verticale, avec un léger balancement.
Direction : petit-Jésus’s house ?
En me distordant les cervicales, je parviens à lire le cadran de ma Piaget grand sport. Voici plus de deux plombes qu’on vole. J’essaie d’opérer un calcul mental. Je me dis : « L’oiseau à bord duquel tu te trouves est une Alouette II. Cet appareil se déplace à une vitesse d’environ 160 kilomètre-heure. D’après la position du soleil, nous filons plein ouest. Donc nous avons parcouru environ 350 kilomètres à l’ouest de la forêt de Rambouillet. Nous nous trouvons par conséquent, soit en pleine Bretagne, soit en pleine Manche, car mon estimation, quant à l’orientation, peut varier de quelques degrés. « Tu m’objecteras qu’ici ou ailleurs, dans mon cas, la chose importe guère. Je te répondrai que ça passe toujours le temps.
Le ronflement du moteur (qui donne du fil à rotor) dissuade les passagers de parler.
Et peut-être aussi qu’ils n’ont rien de valable à se dire.
Ce qui me tarabate la boîte à phosphore, c’est la raison de ce kidnappinge. S’il s’agissait simplement de me neutraliser, ces bons messieurs pouvaient tout aussi bien m’abandonner dans un fourré de la forêt avec un suppositoire en acier calibré dans la coiffe, non ?
Je suis donc en mesure de conclure que s’ils m’embarquent à leur bord, c’est parce qu’ils espèrent tirer partie de bibi. Donc : espoir. Tant que je leur serai utile, je resterai vivant.
Je les devine dans un merdier à grande mise en scène, mon camarade. Leur situation s’est dégradée au fil des heures, depuis le coup de tube de Merdanflak, hier soir. Ils ont amorcé des parades. Fait progressivement la part du feu, mais ma découverte du cadavre dans le chenil a balayé leur suprême espoir : celui qui consistait à tenir Himker coûte que coûte à l’abri des soupçons. Ils ont décidé que le sauve-qui-peut était leur ultime manœuvre valable.
Dis donc ? Et si c’était comme otage qu’ils me gardent ? Pour, éventuellement, servir de monnaie d’échange ? Un commissaire réputé, tu parles, ça vaut du pognzif, quand c’est sur pied avec ses trente-deux dents.
L’otage, c’est devenu la grande monnaie internationale, de nos jours pourris. L’étalon-tête-de-lard. Je t’échange une femme de ménage portugaise contre une mitraillette, un curé français contre une fourgonnette Mercédès de couleur prune-métallisée, un ambassadeur soudanais contre deux sous damnés, ma tante d’Honfleur contre des vacances aux Baléares, les burnes de mon grand-père contre un escalier en colimaçon, une paire de francs-maçons contre une loge à l’opéra, et le directeur de l’opéra de Paris contre la recette du pari mutuel urbain. Tu vois, j’aurais des chiares, je leur constituerais un capital Otages, moi. Civils et militaires : quelques juges d’instruction, trois ou quatre infirmières, quelques généraux, une charretée de passants anonymes, ça ne mange pas de pain. Du moins pas beaucoup.
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