— Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur le commissaire, m’apostrophe le jeune officier de police. On a bien enterré quelqu’un là-dedans. À la va-vite car il est à moins de vingt centimètres. On s’est contenté de couler du ciment par-dessus. Comme c’est tout frais, je n’ai pas trop de mal à le briser…
C’est parce qu’il était frais et que les chiens l’avaient fortement gratté que j’ai eu la puce à l’oreille, feydaue-je.
Je rejoins le brave petit Lhuilier. Il a à demi exhumé le cadavre en question. Celui d’un homme, dirait-on.
Pourquoi dirait-on ?
Parce qu’on s’est appliqué à rendre le défunt méconnaissable en lui rôtissant la bouille au chalumeau (voire à la simple lampe à souder). Le résultat n’est pas probant. Ça ressemble à une couverture d’Hara-Kiri (style : concours d’accidents, premier prix). Des chairs rougeâtres et calcinées. Des cheveux en une seule plaque noire, pareille au crin d’un fauteuil incendié…
Les mains ont été flambées itou, afin de rendre l’identification impossible.
L’homme est nu.
Ce qui me trouble, c’est qu’on lui a brûlé les poils sur toute la surface du corps, et particulièrement dans la région de la poitrine. Il devait s’agir d’un type d’assez faible constitution, malingre, mal fichu.
— Pinaud, veux-tu avoir l’extrême bonté d’aller quérir ce bon monsieur Himker ? labaderneprié-je.
Lhuilier, malgré l’effort, est pâlichon sous son masque de sueur.
— C’est mon premier macchabe, monsieur le commissaire, m’annonce-t-il.
Et il se détourne pour dégueuler.
— Vous avez une explication valable à fournir, monsieur Himker ?
Se cramponnant d’une main à un barreau du chenil, le riche vieillard regarde, fasciné, le cadavre exhumé. Sa canne métallique se balance au pli de son coude. Elle vient parfois heurter la grille. Ce tintement du métal contre le métal donne, si je puis dire, son bruit à la scène.
Il ne répond pas.
— Vous ignoriez la présence de ce cadavre ici, naturellement ?
— Oui.
C’est faible, mais ferme.
— Je vais vous demander de me suivre jusqu’à la police, monsieur Himker.
Il continue de regarder fixement les restes horribles de l’homme décimenté.
— Bien sûr, consent le bonhomme.
— Vous voulez bien prendre place dans ma voiture ?
— Non, je préfère la mienne : nous vous suivrons…
— Comme vous voudrez…
— Et nous ? questionne Pinuche.
— Vous attendez ici l’arrivée du labo et du légiste.
Je touche le bras de Himker :
— Eh bien ! allons-y.
Il lève sa canne pour alerter son chauffeur, lequel, de plus en plus effondré, attend la suite des événements, appuyé à la carrosserie de l’énorme Mercédès.
— Naturellement vous n’avez pas la moindre idée quant à l’identité de… ces restes ? demandé-je à notre hôte tout en l’escortant jusqu’à sa tire.
— Non, aucune idée…
Je prends place dans ma propre guindé et j’attends que le vieux bonze se soit installé dans la sienne.
Ensuite, fouette cocher : on démarre.
J’ai l’air du poisson pilote, moi.
Ou plutôt de la voiture de tête des convois exceptionnels.
Tout à fait exceptionnels !
Tout en drivant mon char à bœufs, je pense à Zoé.
Oui, malgré mes préoccupations capitales, le souvenir de ma gentille fiancée me rabote la crépine. Madame San-Antonio !
Presque…
Le toubib a dit qu’elle serait rétablie d’ici une quinzaine. Ajoutons quinze jours de convalo, cela repousse notre noce manquée à un mois.
Un mois…
Ensuite : Madame San-Antonio, quoi !
Bon, faudra s’y faire.
Et faire des gosses par-dessus le marka.
Ils seront bien bronzés, ces chérubins. Tiens, c’est vrai, j’avais pas encore songé à cet aspect de la question. Une goutte d’encre dans du lait et le lait n’est plus blanc…
De temps à autre, je file un coup de périscope dans mon rétro pour m’assurer que le sieur Himker me file bien le train.
Est-il coupable, lui aussi ?
Ou bien tout ce circus forcené s’est-il opéré en sa cachette ?
C’est qui, le bonhomme dont on vient d’exhumer la carcasse flambée au cognac ?
La nuit a dû être éprouvante à la propriété de Montfort. Le grand dispositif. Tu vois : au pif, je devine que c’est moi qui suis à l’origine de cette effervescence. En leur kidnappant le corps de Merdanflak et en leur présentant une tentative de chantage, je les ai amenés à prendre des mesures désespérées.
Parmi lesquelles l’assassinat d’un gars de plus. Sa désidentification par rôtisserie et ses funérailles expresses dans la fosse aux lions.
Tu vois pas qu’il se soit appelé Daniel, le voisin de dessous des deux fauves ?
Les effets du scotch commencent à se dissiper. Ne me reste qu’une impression pâteuse dans le clapoir et une certaine mélancolie stomacale.
On roule en direction de Trappes. Peu de circulance car les gens sont à la bouffe. L’heure sacro-sainte du boa. Chacun récite à belles dents son acte de constricteur.
Soudain je champignonne en force.
Là-bas, la Mercédès vient de stopper sur le bas-côté de la route. Le Bulgare (nement) descend et ouvre le capot.
Je me fous en marche arrière et j’entreprends de rejoindre Himker, stoppant lorsqu’une voiture se pointe pour reprendre mon cheminement d’écrevisse sitôt qu’elle m’a doublé.
Enfin j’arrive à dix mètres de l’équipage en rideau.
— Des ennuis ? lancé-je, penché à la portière.
On ne me répond pas. Le gars Krakzecs est englouti jusqu’à la ceinture dans les entrailles de son moulin. Je poireaute une paire de minutes, seulement moi, tu me connais : la patience n’est pas mon fort (l’Amaury) ! Je m’arrache et fonce aux nouvelles.
Le camarade bulgare (çonnet) se bat avec des durites minuscules. L’opération à cœur ouvert.
— Grave ? je demande.
— L’injection.
Quand je te disais que c’était une intervention cardiaque. V’là qu’elle a les tuyaux fanés, la grande calèche.
— Si ça doit durer, fais-je, montez dans ma bagnole, on préviendra un garagiste en passant par Trappes.
Il grogne je ne sais quoi et continue de besogner.
Je me porte vers l’arrière du véhicule. Le vieux Himker trône dans un fauteuil capitonné, le regard absent. Il fait plus vioque que naguère. Dans l’existence, on vieillit souvent plus vite d’une heure à l’autre que d’une décade à l’autre. Les circonstances ! C’est ça le vilain chiendent. Des péripéties se présentent. Des coups bas bien terribles. Ça te démolit le mental, le physique. Ton essence d’homme s’altère. Alors te v’là brutalement usé comme si tu venais d’enjamber un grand paquet d’années. Et ça reste irréversible. Plus jamais tu ne reviens à ton état d’avant l’impact. J’ouvre la portière.
— Dites, monsieur Himker, le temps presse. Votre chauffeur a peut-être des dons de mécanicien, mais il les exercera plus tard…
Himker me détronche avec des yeux d’aigle qui verrait éclore des dindons dans son nid.
— Oh, vous ! me dit-il d’un ton grondant.
Et en pointant dans ma direction l’une de ses cannes métalliques.
Je lui souris :
— Moi, quoi ?
Pas le temps de lui en gazouiller seize pages in-8 raisin. Un coup de boutoir d’une violence inouïe me défonce la poitrine.
J’ai plus de souffle. Plus de conscience. Plus rien.
Quand je réadhère au système, je suis en tas à l’arrière de l’auto. On m’a filé un rouleau de sparadrap autour du museau, ce qui m’agace car je déteste ne respirer que par le nez. Je préférerais presque respirer par l’oreille, alors tu vois.
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