— Tu as dégauchi une photo du secrétaire ?
— Oui, mais il faudra l’agrandir, c’est un portrait assez mauvais fait par un appareil de grand magasin. Il était agrafé à une carte d’abonnement pour remontées mécaniques. Je l’ai trouvé dans la poche d’un anorak.
Enfin, je vais faire un tout petit brin de connaissance avec ce mystérieux garçon que je n’ai fait qu’apercevoir de dos, la nuit dernière.
Visage d’intellectuel, très germanique. Mâchoires carrées, œil froid et scrutateur, cheveux blonds. Une lourde mèche pend sur le visage, masquant presque l’œil droit. Il a des lèvres un peu tombantes, von Schuppen. Sa physionomie d’homme fixant un objectif pour se faire flasher exprime la décision.
— Tu as demandé à ta vieille à quelle heure et de quelle manière est partie la môme Dora ?
— J’allais le faire, se trouble le Mité, tu sais, un témoin pareillement handicapé, on ne sait trop par quel bout le saisir.
Il griffonne la question, de son écriture d’avant les guerres, frileuse et plus penchée que des roseaux dans un typhon.
Assise sur un divan, M me Récamier (tu penses !) est en réserve de la police, la bouille tendue comme une chaisière stoppée en pleine quête par l’Élévation.
Pinuchenock lui présente son papier. L’archi-vioque le cueille d’une main sucrante et l’éloigne de ses yeux, dont la plasticité du cristallin est nettement en baisse, ce qui te fait de cette malheureuse une presbyte à part entière.
— C’est quoi, ce mot, là ? crécelle la fourbisseuse patentée.
— Heure ! répond le cartilagineux.
— Hein, c’est quoi ? insiste la pauvrante.
— Heure ! égosille le pintadeau déplumé.
— Si vous me disez pas ce que c’est, comment je peux le savoir ? déplore, non sans amertume, l’ennuyeuse d’araignées.
Pinaud réécrit le mot indécryptable, en caractères d’imprimerie cette fois. Dès lors, sa patiente impatientée épèle comme on lit une phrase touristique sur un manuel de conversation étranger :
— À quelle heure M me Himker est-elle sortie ? Et de quelle façon ?
Elle laisse retomber sa main.
Relève sa tête insonorisée.
Nous contemple sans nous voir, de la manière dont Napoléon regardait son avenir, du haut du pont d’Austerlitz, et son passé depuis le rocher de Sainte-Hélène.
— Parce qu’elle est sortie ? demande la renseigneuse.
Pendant la journée, les danois sont bouclés dans un chenil aux barreaux rassurants. Krakzecs est en train de leur virguler de la bouffe lorsque je me pointe dans son dos. En plein jour, les deux molosses sont encore plus terrifiants que de nuit. On peut mesurer leur carrure, admirer leurs muscles de taureau, leurs crocs de crocodile, leurs yeux rouges de dragons.
Faut être vachement chiassard pour se faire garder par des monstres pareils, moi j’te le dis.
Ou alors, avoir des choses à se reprocher.
Leur pâtée est du genre grand patron.
Même un terrassier bouffe pas autant. La maison Canigou déclare forfait devant de tels engins. Ces bestioles, si tu leur confies ta grand-mère à garder, n’oublie pas de placer un bœuf écorché près du fauteuil de la chère femme, qu’autrement sinon tu lui retrouves plus que le chignon et son chapelet en rentrant de la grand-messe.
— Ils ont bon appétit, hé ? lancé-je joyeusement.
Le Bulgare a un sursaut.
Me défrime comme s’il venait de tirer un serpent à lunettes de sa braguette en croyant faire pipi.
Puis son regard mollit :
— Vous m’apportez mon passeport ? il demande.
T’avoueras que ça tourne à l’idée fixe, chez ce mec !
Merde ! il est pas en Papouasie septentrionale pour chocotter de la sorte ! Ou alors c’est qu’il en a un urgent besoin, de son passeport.
— Bientôt, évasifié-je en regardant bouffer les clébards.
Tu les verrais décrasser, ces beaux messieurs, t’en aurais des sueurs glacées, mon fils ! The mandibules’s party ! Les jeux du cirque, on pourrait organiser. En vistavision. Je m’éloigne, bizarrement songeur. Qu’est-ce qui me préoccupe ? Je viens d’éprouver un je ne sais quoi de troublant. Quelque chose m’a accroché l’intérêt une fois de plus. S’agit-il du Bulgare (aux taches) ou des cadors ?
Je me retourne. Le Bulgare (Saint-Lazare) s’éloigne en direction du garage.
Et v’là ton sang en tonneau qui reste pique-plante, comme dit Félicie quand elle veut exprimer l’immobilité absolue. Pique plante (à moins que cela s’écrive pis que plante ?). Une expression de sa province natale, M’man. Elle en a plein, des pareilles, un peu obscures pour qui n’est pas prévenu, mais si éloquentes pour moi !
Non, ça n’est pas le Bulgare (de champêtre) la raison de ce « tilt ».
Alors, les clebs ?
Je reviens sur mes pas prestigieux. Les danois finissent de boulimiquer leur jaffe. Se pourlèchent avec une langue longue comme le grand tapis de Notre-Dame. Il reste des grains de riz dans les replis noirs de leurs vilaines babines.
Non, ce n’est pas non plus à cause d’eux que je suis devenu pensif.
Mon beau regard pénétrant erre dans leur cage.
Pour lors, un sourire me vient.
Celui du triomphe.
J’adresse un aimable « mfff mff » aux bestiaux, manière de créer entre eux et moi un courant de sympathie. Ils dardent sur mon élégante personne des yeux rouges comme des brandons.
Figure-toi que je prends soif, soudain. Soif d’alcool. Pourtant je ne suis pas un imbibé, moi. M’arrive de faire une galimafre, parfois, en joyeuse compagnie et d’y aller à la beurranche, mais ce sont des cas d’exception. La picole, c’est pas mon violon d’Ingres. Pourtant, à plusieurs reprises au cours d’une enquête, j’ai ressenti l’appel de l’alcool.
Et j’y ai répondu. Trois grands scotch empilés l’un sur l’autre m’ont, dans ces circonstances particulières, donné une sorte de sixième sens. Oh, pour une durée extrêmement limitée, je le confesse. Quelques minutes de « dépassement ». Quelques minutes pendant lesquelles je comprenais mieux la signification des banalités apparentes.
De temps à autre, prends-toi à part, mon gars. Écluse un litre de rouquin et tu connaîtras tes salopes. Elles t’apparaîtront sur écran large, l’espace d’un éclair, mais tu les sauras dans tes tréfonds et, le moment venu, lorsque leur garcerie éclatera, tu ne seras pas pris au dépourvu.
Je pénètre chez Himker. Noble demeure de style Île-de-France, riche et de bon goût. Je te décris pas : tu t’en branles et ça ferait un peu trop « Connaissance des Arts ».
Je pousse la lourde d’un immense livinge, au fond duquel un meuble espagnol admirable de patine et de proportions et bon d’époque, comme ils disent dans l’antiquerie, me paraît propre à héberger des bouteilles.
Gagné, San-A. ! Belle démonstration de ta perspicacité. Elles sont là, ces chéries, groupées comme une équipe de foot au moment où va être tiré un coup franc à proximité de la cage.
Je n’ai que le choix de l’embarras : porto, xérès, whisky, rhum blanc, vodka.
Avec une belle impudence et un sans-gêne effréné, j’emplis un grand verre d’un pur malt blond, ayant 18 years d’âge et je me tire un penalty.
But !
Le shoot était imparable.
Incomparable. Le pied, madame ! Ma calotte à touffe se soulève de dix centimètres pour permettre à mon cerveau de se dilater à son aise. Un torrent de pensées me déboule des combles. La vie me paraît aussi honnête que le prix des bésicles chez Lissac.
Satisfait de moi, ce qui n’est pas un mince compliment, je grimpe à l’appartement du pauvre père Himker.
Cela ressemble à une suite d’hôtel. C’est une sorte d’état dans l’état. Cela comporte trois pièces mieux décorées et meublées que ce que j’ai déjà vu de la maison. Une seule porte commande ces trois pièces dont je te cite : un cabinet de travail, un salon, une chambre avec salle de bains.
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