Himker est au salon, assis dans un fauteuil, ses cannes métalliques posées sur le tapis.
Il a les mains croisées sur le bas de son visage et garde les yeux clos. On le devine anéanti, ce type. Foudroyé par le sort. Tu crois qu’il l’aimait sa bergère ?
Lhuilier, qui se tenait assis dans le cabinet de travail, se lève en m’apercevant. Je vais droit à lui et lui chuchote mes instructions dans l’oreille gauche, dont j’espère qu’elle est sa meilleure.
Il obaise [9] On ne peut toujours « opiner ».
de la tête, ce qui ne lui est guère facile étant donné son absence de cou, et s’éclipse.
Je reste un bon moment sans me manifester, respectant la profonde détresse du vieux type. Elle a fondu, son arrogance. Il n’est plus qu’un vieillard brisé. Le chagrin d’un homme âgé, c’est franchement épouvantable, camarade. T’as du mal à le contempler…
— Monsieur Himker, excusez-moi…
Je m’approche de lui. Il vient de rouvrir les yeux.
— Je me doute que c’est un coup terrible pour vous, poursuis-je, et je voudrais vous dire d’être courageux, si je ne craignais…
Son regard s’enflamme brusquement.
— Oui, craignez ! s’écrie-t-il. Craignez, monsieur ! Car c’est à cause de vous que tout cela est arrivé…
— J’ai peur que le chagrin ne vous égare, monsieur Himker. Ce n’est tout de même pas de ma faute si votre femme s’est laissé entraîner dans une abominable affaire !
— Sans votre louche intervention, elle n’aurait pas perdu la tête au point de mettre fin à ses jours.
Alors là, je ne puis m’empêcher de sourire. Ce que les époux sont poires, tout de même. Toujours prêts à mordre aux appas de leur bonne femme, n’importe les arnaqueries qu’ils ont endurées d’elle. Toujours parés pour la bicornanche. Bêlant à l’ombre de leurs grands bois de cerfs. Fiers du malheur qu’elles leur apportent en complément de dot, ces morues. Masos à bloc, melons à s’en tenir les côtes !
— Rassurez-vous, M me Himker ne songe sûrement pas à se suicider.
— Qui vous permet de l’affirmer ?
— Mon sens de l’humain, monsieur Himker. Je n’ai vu votre femme qu’un instant, ce matin, mais cela suffit pour que je puisse vous rassurer sur ses intentions. Jamais une battante de cette trempe se ne supprimera.
Il hausse les épaules et grommelle :
— Imbécile !
Tu parles que s’il n’avait ni chagrin, ni cannes, ni trente carats de plus que moi, je lui ferais bouffer ce mot en tartine de phalangettes, mais quoi… Hein ?… Il est des moments où si tu fais le poing, tu dois le remiser aussitôt dans le hangar de ta poche, non ?
— Monsieur Himker, m’efforcé-je de ne pas gronder, je suis chargé d’assumer une enquête délicate et je dois vous entendre.
— Je n’ai rien à vous dire.
— Je prends note.
— Prenez et foutez le camp. Qu’on m’envoie un de vos confrères, vous, commissaire, vous me sortez par les yeux.
Tu veux parier qu’il va finir par se la décrocher, sa beigne dans le pif, ce vieux cornard ?
— Monsieur Himker, en France tout au moins, on ne choisit pas son policier comme on choisit son pédicure. Si vous refusez de répondre à mes questions, j’envoie chercher immédiatement un mandat d’amener et je vous mets en état d’arrestation.
Il me brave.
— Ah vraiment ?
— Oui, monsieur Himker, vraiment !
— Et sous quel chef d’accusation m’arrêteriez-vous ?
— Quand on a participé à des meurtres, quand on a un cadavre dans le coffre de sa voiture, quand on engage comme chauffeur un étranger en situation irrégulière, les chefs d’accusation ne manquent pas. Voulez-vous prévenir votre avocat afin que tout soit très clair dorénavant entre nous ?
Il se tait.
Lentement, sa tête de fier Sicambre se courbe.
— Inutile, murmure-t-il dans un souffle avec du poil autour.
Content, j’attrape une chaise et la coltine près de son fauteuil. Le verre de scotch bu en catastrophe me tambourine la cocarde. Un miroir du dix-septième siècle, malgré qu’il soit bouffé aux mites, m’annonce que je rougeaude un peu des pommettes.
Je dois me gaffer de pas trébucher de la syllabe. Ça la branlerait mal.
L’homme d’autorité doit conserver une parfaite facilité d’élocution, sinon il vire pelure. Depuis Jésus, le pouvoir s’acquiert par le verbe. Un locdu sachant causer a plus d’impact qu’un génie qui se tait. À preuve en politique, tous les frometons qui sévissent avec un grand courant d’air pour tout bagage, mais qui ont le don du blabla. Le tourbier de la rue écoute, crie bravo et vote pour. Comme ça que se gribouille l’histoire (car elle ne s’écrit pas, je dénie, mais se griffonne avec un doigt trempé dans le sang ou dans la merde).
— Votre épouse, monsieur Himker, était une artiste de music-hall, crois-je savoir ?
Mince, je te jure que je savonne des labiales. Les muqueuses qui patinent. Mes glandes dérapent dans le scotch où baignent mes dents du fond.
Ça semble le surprendre, l’amorti.
— En effet, finit-il par admettre. Je l’ai connue au Liban. Elle passait dans le spectacle du casino de Beyrouth. Nous nous sommes rencontrés dans la salle des jeux américains.
Tu trouves pas surprenant, toi, le rôle que jouent les pays arabes dans la vie de ce schmurtz ?
Il connaît sa femme au Liban, son chauffeur en Algérie, son secrétaire est censé partir pour le Koweït, le premier adjoint, complice dudit secrétaire, chaulait des Arbis… Et tout à Lavedan !
— Vous faites dans le pétrole ? demandé-je ex abrupto (ayant le bonheur de parler couramment cette langue).
— J’ai de gros intérêts dans des compagnies pétrolières, c’est un fait, mais mes activités sont réduites depuis qu’une attaque a diminué mes facultés physiques.
— Parlez-moi de votre secrétaire.
— Que voulez-vous savoir à son sujet ?
— Un maximum de choses.
— Il est allemand.
— Je sais. Vous l’avez connu au Maroc ou en Syrie, lui ?
Himker cambre le torse. Sa voix devient pointue.
— Je n’aime pas beaucoup votre ton, commissaire, dit-il. J’ignore quel rôle ma femme a pu jouer dans l’affaire qui vous intéresse, mais il ne saurait justifier votre attitude. J’ai des relations qui me permettent de…
— D’accord, monsieur Himker. Grâce à elles je serai révoqué, en attendant, veuillez répondre à ma question…
Il me désigne la porte.
— Sortez, monsieur !
Il cramponne ses cannes et, à grand-peine, sort de son fauteuil.
— Dans moins d’une heure vous serez arrêté, promets-je.
— Je ne le pense pas.
Un qui se sent truffe à ne plus pouvoir, crois-moi, c’est ton petit camarade San-Tantonio. Vidé comme un minus ! Bafoué ! Et tu sais biscotte ? Parce qu’il a éclusé un verre à bière de whisky et que, contrairement à ce qu’il escomptait, au lieu que se détache le dernier étage de sa gamberge, celle-ci fait du rase-mottes.
Il sort, le San-A.
Mal content. Emprunté. Godiche. Furieux. Mais plus furieux contre lui que contre ce bizarre Himker.
Pinaud traverse la pelouse les coudes au justaucorps. Le fantassin en rase campagne. Vieux poilu en tenue de vaillance.
— Viens, viens ! hèle-t-il.
Et de rebrousser chemin.
Tu sais qu’il est véloce, le fossile ? Mercure sur sa roue. Dis, Mercure, ç’aurait pas été l’inventeur de la brouette, mine de rien ?
Il gaze plein tube en direction des (lieux) communs. Je perçois des coups de pioche. Ils font résonner les échos d’alentour et d’ailleurs.
En déboulant, j’aspers-je Lhuilier, en bras de limouille dans la vaste cage. Il a remplacé les deux danois au pied levé. Il escrime en force. Rrrrran ! Rrrrran ! Des éclats de ciment voltigent. J’avise un tas de gravats contre la grille.
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