Une botte d’attachés d’ambassade pour faire le bon poids. Avec cinq ou six cardiaques pour les exigences urgentes…
Je finis par m’endormir, malgré le fâcheux de ma situation et le biscornu de ma position qui me file des rafales de crampes dans les muscles.
Dormir, c’est partir un peu.
Dans son vrai chez soi personnel, à une place, façon cercueil.
Une légère secousse, fluide. Les amortisseurs ont admirablement fonctionné.
Le bruit s’arrête. Plus que le choc, c’est le silence qui me réveille.
Il ne dure pas. Bientôt, au ronron caractéristique du moteur, succède une rumeur plus ample, plus infinie. Celle de la mer.
Le galop des vagues qui s’escaladent comme des chevaux en rut. Se violent, se déprennent et s’en retournent à reculons…
Les portières, en s’ouvrant, m’indiquent que je ne me suis pas trompé. Je respire une forte odeur d’iode et de varech. Un vent âpre s’engouffre dans l’appareil qui frémit sous ses assauts.
Un type peu courtois me tire par les pieds. La vache, il fait rien pour amortir mon valdingue. Je me pète la vitrine contre une surface dure. J’ai un goût de sang et de terre dans la bouche. Des chandelles romanes (pas romaines, romanes) tournoient comme une roue de loterie dans mon cerveau malmené.
Tu pourras désornavant me traiter de patate, car je suis coltiné comme un sac de.
Toujours le même vilain me hale sur le sol. Mon nez rabote une terre galeuse. En deux temps, il me fout sur le plateau de bois d’une méchante camionnette qui pue le poisson oublié.
Et en trois mouvements (contact, débrayage, première) on décarre…
J’aurais un frein, je le rongerais, pour passer le temps. Hélas, je dois me contenter du vilain plancher de bois rêche de la camionnette.
Faute de mieux, j’analyse la situation.
La mer. L’odeur de poisson. Quelque quatre cents bornes à l’ouest de Rambouilloche. Je suis prêt à te parier une jambe de bois contre une gueule du même métal que nous sommes en Bretagne.
Le vétuste véhicule tressaute dans des ornières. Il souffle un vent à décorner tous les maris restés à Paris pendant le mois d’août. La bâche de la chignole claque comme un étendard fixé au mât de misère de cinq colonnes à la hune.
Où foutre m’emmène-t-on (je devrais écrire m’emmène-thon) ? Dans quelles sinistres épopées ? Dans quelle échevelée aventure ? Vers quel bout de nuit sans lune ?
Le père Stevenson a écrit quelque part (et il aurait bien fait d’y carrer ces lignes) que, je le cite : « Le plaisir que peuvent donner des aventures est inexistant ou puéril. » C’est vachement suicidaire, non, pour qui a rédactionné l’ Île au Trésor et Docteur Jekyll ? V’là qui beurre l’oignon des adeptes du nouveau roman. Donne de l’assiette aux chiotards du style. À ceux qui pompeusent à merde, qui pédalent à vide. Qui pissent tiède. Qui éjaculent des perles. Dont la plume pantèle comme une bite déchargée.
Et si peu vrai. Si glandu comme assertion ! Que j’en prétends altièrement le juste contraire, mon cher enfant de troupe, de pute ou de chœur. Que j’affirme bien haut que sans aventures, même foutues comme la pique de l’as de cœur à l’instar des miennes, tout écrit, à moins qu’il ne soit bref : pamphlet ou lettre d’amour (et encore ce sont là d’ardentes aventures !) tout écrit est zoizeux sans cette épine dorsale qu’est l’action. Invertébré. Épandage. Plein de bulles. Fétide parce que croupi. Stagnant. Verdâtre. Riche en têtards condamnés à ne devenir jamais grenouilles. Moussu de la pierre qui ne roule pas. Putride. Miasmesque.
L’action, la chère action porteuse. Missi dominici des plus nobles pensées et des plus noires foutaises. L’aventure, cette poésie-loukoum, cette poésie-beignet, qui a un goût de sucre ou de friture ou des deux. L’aventure très chère et bon marché et qui fait bon marché de nos rêves. Ce soulignage de nos abandons… Con de Stevenson. Illustre grand con qui va m’écrire ça sous le nez, nonante années avant que je lui puisse répondre. Que de chance tu as eu d ’aventurer ta prose. De la faire macérer dans du corsaire, dans du meurtre, dans de l’amour. De la peupler de cris et de coups de sabre. D’y faire rutiler des trésors au soleil d’îles mystérieuses. Que sinon, mon Steven con sans cédille, t’aurais droit au cimetière — même pas marin — des noircisseurs fadasses, des souilleurs de blanc, des arracheurs de plumes. Robinson paumé dans l’archipel du sombre oubli, à tout jamais. Et qu’avant toi, Stevenson-comme-la-lune, ton big Shakespeare le savait, qui te foutait du poison et du poignard à chaque paragraphe. Et que notre Corneille t’aurait fait bayer si, d’emblée, le comte morniflait pas le vieux don Diègue et si le camarade Cid ne lui filait pas en retour son tournebroche dans le placard. Toujours, action ! Aktion ! Très beaucoup pour chentil legdeur, yawohl. Zinon : fussillé ! ! ! Herr Stevenzon, suce ! Et plus schnell que ça !
Le voyage en camionnette ne dure pas très longtemps. Je nous sens pénétrer dans un hangar assez vaste, car le bruit du moteur s’y répercute comme le pet d’une chaisière dans une crypte.
Ici, les bruits ont une résonance profonde. Ça caverne, mon gars.
En plus, il fait frisquet. Note que ça n’est pas désagréable, vu la vigueur de cet été.
On rabat la ridelle de l’haridelle à essence.
Descendez, on vous demande ! Bonjour, Simone ! Vlang ! Une fois de plus, l’abominable manutentionnaire de San-Antonio me valdingue sur un sol peu accueillant, insensible aux exigences cruelles de la pesanteur.
Je dois avoir la bouille comme un hamburger pas cuit (le dessert des tartares). Encore trois escales dans ces conditions, et je serai déguisé en flaque.
J’avise un gigantesque hangar plein de barils et de courants d’air.
Une atroce odeur de poissecaille me chavire. Compliquée de remugles de saumure.
Après deux instillations de ce parfum, mon pote, tu tournes de l’œil rien que de voir la reproduction d’un couvert à poissons dans le catalogue de Manufrance.
La camionnette repart.
Je me mets à gésir dans un univers pestilentiel. Pour l’instant, personne n’a l’air de se préoccuper de moi. J’ai beau mater, je suis seul. Ça signifie quoi t’est-ce ce mic, hein, mac ?
Bien entendu, me connaissant comme je te connais, tu te dis que je vais essayer de me libérer.
Dont acte.
Mais macache, mon bonno. Je te l’avais signalé un peu plus qu’auparavant : ce vérolard de sparadrap dont on m’a entravé. Pis que de la mélasse ! Une araignée géante m’aurait encoconné, ça ne serait pas mieux. Tire que tires-tu, mon fieux, ça poisse Dudule. Je m’emmerdouille de grand rechef. Papier tue-mouche ! Me v’là déguisé en chewing-gum.
L’odeur de poisson me chavire le cœur. Si tu veux mon avis, je dois me trouver dans quelque conserverie. Là qu’on entasse et sale les anchois ou les harengs plus ou moins saurs. Qu’on tisse les filets de morue ! Oui, ça chlingue la morue en grosse quantité, renouvelée. Morue et re-morue. Breugh !
Un gros bruit de pas se produit. Juteux. Celui que fait un zig en marchant avec de grosses bottes. Le clapotis de l’amour multiplié par douze mille cinq cents. Coït d’éléphants, si tu vois où j’en viens ?
Le personnage m’arrive contre. Dans la position que je me trouve, je le découvre au dernier instant. Il est monumental, surtout vu d’en bas. La perspective ascendante, c’est un peu la déification de l’humain. Les mecs, pour les glorifier, faut les flasher en remontant.
L’arrivant est affublé d’une combinaison jaune, en tissu huileux. Il est chaussé de bottes verdâtres. Sa face est monstrueuse. On dirait une photo rapprochée de la lune. Comme la lune elle est ronde, grise et constellée de cratères.
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