Ne perds pas de temps, mon cher San-Antonio. L’heure des méditations et des considérations ésotériques est passée. S’agit de planquer tes os avec la bidoche qui s’agrippe après.
Je file comme un perdu vers l’entrée du local. Sur le moment je boitille biscotte mes baguettes trop longtemps ligotées. Mais la peur donne des ailes. Qu’Himker ait la présence d’esprit de remplacer son chargeur vide par un plein, et ce sera la fin de mes tribulations.
Donc, puisqu’il faut courir, courons.
C’est le mieux que je puisse faire pour moi, compte tenu de la gravité de l’instant. Les vacances aux Canaries, les parties de jambonneaux, la pêche à l’espadon, ce sera pour plus tard.
J’arpente de plus en plus vite. Mais cette conserverie est immense. Une première fois je me goure, attiré par la lumière. Piégé comme un papillon de nuit. La clarté tombe d’une vaste verrière dont les vitres sont fixes. Je décris prompto une courbe savante… De nouvelles balles me cherchent. Je contourne un baril, puis un autre.
Pan, pan, pan !
Ah ! voici la porte sur la gauche. Il reste une grande étendue à traverser. J’hésite. Himker a cessé de mitrailler. Son pas se rapproche. Je m’accroupis contre un baril. Que faire ? S’il vient jusqu’ici il me farcira car je me trouve dans un cul-de-sac. Jouer ma chance en sprintant vers la sortie ?
Bon, d’accord.
Mais à la seconde précise où je m’apprête à piquer un démarrage éclair, v’là le chauffeur bulgare qui s’annonce, un fusil mitrailleur à la main. Les détonations qui ont dû l’alerter, probable.
— Gardez l’issue ! crie Himker.
Qui est-ce qui l’a dans le prosibe ? Le brave petit San-A., mon pote. Pris entre deux feux, c’est le cas d’y dire. Alors ?
Alors, rien !
Dans ces cas précis, on maîtrise ses nerfs, on écoute son instinct et on garde confiance en son étoile. Les « bonnes étoiles » ne fonctionnent que pour ceux qui croient en elles. Elles ont horreur du doute, les garces. Les timorés les débectent.
Je me sens paisible, absolument relaxe, malgré que j’empeste l’anchois. Cette odeur-là, j’ai l’impression qu’elle va me coller après jusqu’à la fin de mes jours.
Rien de plus déshonorant pour l’homme qu’une odeur insoutenable. Puer est, de toutes ses tares, la pire.
Deux hommes pourvus d’armes à feu me coincent. Je n’ai pour me défendre qu’un couteau.
Et des barils !
Et du chou, aussi. Beaucoup de chou, mon général !
J’avise Himker qui essaie de me prendre à revers. Il élève le flingue. N’écoutant que ma présence d’esprit, je lance mon ya sur lui. Je n’ai jamais travaillé ce genre de numéro dans un cirque, mais je ne le réussis pas trop mal.
Ceux qui te disent qu’un couteau siffle pendant sa trajectoire avaient des bourdonnements d’oreille. En réalité c’est un animal des plus silencieux. La lame se fiche dans l’épaule d’Himker. Les balles arrosent le sol, en rond.
Je ne perds pas de temps à les compter. M’arc-boutant contre un tonneau de morue, je le fais basculer et, d’un magistral coup de pied, le propulse en direction de la porte dans l’encadrement de laquelle se tient Krakzecs.
Je chope mal au cœur, tellement mon shoot m’a endolori la cheville. Tu veux parier que je me la suis foulée ? Dans ma situation c’est un luxe (ou plutôt une luxation) que je ne peux m’offrir. Voilà pourquoi, ne tenant aucun compte de la douleur (je ne suis pas comptable, après tout) je fonce à la suite du baril. Le grand escogriffe (ce serait plutôt un escodent, car il a un clapoir en forme de gibus) exécute un pas de côté pour éviter le tonneau dandineur. D’accord, il va défourailler. Que veux-tu que j’y fasse ? Sinon une dinguerie qui me passe par le chignon et à laquelle je souscris d’office !
Magine-toi, mon très cher frère, que je sors mon mouchoir de ma vague et que je me mets à le brandir en hurlant :
— Camarade ! Camarade !
Tout en fonçant sur le Bulgare (à tes burnes).
Un vrai truand commencerait par m’arroser de gauche à droite, puis de bas en haut, avant de me demander à quoi rime cette pantomime. Ben lui, non, tu vois. Dans le fond, c’est p’t’être un poète. Tu crois qu’il lit Apollinaire dans le texte, toi ? Il a une merveilleuse période d’indécision, regardant tantôt mon mouchoir immaculé comme la conception, tantôt mon visage hilare (car j’ai le trait de génie de rigoler tout grand en bramant mon « camarade, camarade »). Il ne sait plus, comprends-tu ? La folie déroute toujours. Elle prend au dépourvu l’homme dit raisonnable.
Moi, ça me suffit, cette légère rémission, pour me pointer à distance suffisante et lui décocher un coup de saton (le pied qui me fait mal, justement, tu vois que je ne suis pas feignant) en plein dans le siège de son amour-sale. T’entendrais ce cri de cormoran qu’il pousse. En pur bulgare ! Avec l’accent et tout. J’ignore comment on n’hurle « mes couilles », dans sa république boltronique, mais j’ai idée que ça ressemble un peu à chez nous. Doit comporter la même racine…
Il en prend plein les tiroirs de son kangourou. Négligeant de lui prescrire des compresses froides, je me rue à l’extérieur.
La première chose que je vois, c’est pas une chose, mais une personne.
Du moins ça l’a été jadis.
Un très vieillard loqué en pêcheur breton. Tellement chenu, délabré, minuscule à force de grand âge, que ses grands-parents doivent lui interdire de sortir quand il y a le vent d’ouest.
Il est assis sur la première marche de l’escalier d’un menhir. Il en a le droit car il est depuis longtemps, en même temps que dans l’enfance, tombé dans le dolmen public.
— Salut, père Mathurin, je l’aborde, pouvez-vous m’indiquer le chemin de la gendarmerie, je vous prie ?
Le vénérable masturbe le chef et me répond quelque chose dans une langue que je n’ai pas l’heur de fréquenter et qui pourrait bien être du gaélique assermenté.
J’ai beau reposer ma question en anglais et en articulant ancien, l’homme entrave que pouic.
Gâtisme ? Surdité ? La conjoncture est ouverte, fais gaffe de ne pas tomber dedans.
Renonçant à me faire comprendre, je poursuis ma route. Personne ne me suit. Il est probable que Himker et sa bande ont les jetons de mon évasion. Ils doivent mettre des anchois dans leur panier pique-nique et se tailler sous d’autres cieux.
Maintenant, que je t’affranchisse : l’endroit où je me trouve est une lande pelée et mauve, mamelonnée et agrémentée de rochers d’un blanc cru sur lesquels le soleil se casse les rayons.
Le chemin caillouteux monte. J’avise, de-ci, de-là, quelques maisons basses qui m’ont l’air aussi désertes que le salon d’un député non réélu. Les orties leur grimpent contre. Leurs volets pendent comme des envies de pisser d’académicien et la plupart des cheminées s’écroulent sur le toit qui les portait (père Noël verboten !).
Je me retourne fréquemment, craignant une poursuite. Mais, non, rien. Le ruban gris (de toute beauté, cette image) reste désert. Je n’aperçois que le toit en dents de scie de la conserverie. Et la tache bleue du minuscule vieillard adossé à son menhir. Sur la droite, un petit port naturel où chahutent quelques barcasses en triste état. Je m’offre un tour d’horizon. Une île, mon mec ! Même pas : un îlot. Dans le centre dudit, un groupe de maisons qui, elles, paraissent habitées vu que de la fumaga s’en échappe.
Je presse le pas.
Le ronron d’un moteur me fait dresser tu sais quoi ? L’oreille ! Je me détourne et qu’aspers-je ? La vieille camionnette déglinguée qui m’a transporté à la conserverie. Tudieu : elle est pleine de bougres.
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