Je lance à ces demoiselles une pincée de biftons et, pendant qu’elles les comptent, nous nous emportons autre part…
* * *
… En l’occurrence sous les ciels bas et quasiment hollandais de Bruges la morte, que tu peux pas t’imaginer le combien que cette ville est belle, avec ses canaux silencieux dans lesquels, comme dirait Lamartine, se mirent les frontons altiers des vieilles maisons des XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVIII, XVIII, XIX et XX esiècles qui les bordent. Avec ses ponts en dos d’âne, ses cygnes languissants, son mausolée de Charles le Téméraire, sa basilique du Saint-Sang, et tout le reste, merde, t’as qu’à potasser le Guide Bleu , j’sus pas là pour géographier tes connaissances !
Faudrait tout te mâcher ! T’atrophies des cellotes, mon gars. T’as les méninges qui se croisent les bras. Le cervelet qui s’invalide. Ta matière grise cloaqueuse. Entre ta bagnole et ta culture prédigérée, t’es juste là pour témoigner de la permanence humaine, faire croire que notre espèce disperse pas dans les futurs. Mais t’auras beau espérer, ton inertie aura gain de cause. Quand les trois quat’ nœuds volants dont je auront mis la clé sous le paillasson de leur sépulcre, il en sera terminate pour ta pomme à brève déchéance comme j’dis toujours. Qu’on est plus qu’une poignée d’utopistes à exister pour tout le monde. A faire nombre, comme dans les tournées miteuses, les gars qui se déguisent à toute pompe pour faire les autres ! Subterfuge, trompe-l’œil, poudre aux z’œils ! Tant pis. Après nous, l’insecte ou le déluge. De toute manière, le monde, pour quelques malheureux millions d’années qui lui restent, on va pas se racler les os des jambes pour en faire des pipeaux, hein ?
Ainsi donc on est à Bruges, dite la Venise du Nord (Venise étant la Bruges du Sud). Et on regarde, et on écoute le silence, parfois renforcé par un carillon de beffroi, gling glong, gling glong : la voix des siècles. Van Eyck qui t’envoie un baiser !
La maison des De Byrooth se trouve en bordure d’un délicieux canal bordé de saules inconsolables. Une embarcation chargée de légumes glisse dans un clapotis léger. Idem que les matins brumeux, quand tu vas à la chasse aux canards à travers les joncs qui s’écartent et vite se referment sur ton passage.
Belle demeure amphigourée, du seizième, selon moi, mais j’sus pas expert en douanes, hein ! Pignons en gradins, façade sculptée, t’aurais ça à Miami tu le paierais une fortune. Et sur les Champs-Zé, donc ! Bon, on sonne. Une vieille grosse, ridée, blanche dame, vient nous ouvrir. Elle a un rire sans dents, de trou-de-balle constipé. Elle est loquée de noir, plus un tablier blanc et une coiffe en forme de cornette qui donne à penser qu’elle a servi de modèle à Bruegel l’Ancien dont elle fut la condisciple.
Elle cause pas français, seulement sa langue à la con qu’il faut pas raffoler des voyages pour s’en contenter. Ça la regarde. Je lui demande M. ou Mme Van De Byrooth, en allemand, puis en français, ce qu’est pas diff. Elle me rerigole ses gencives au nez, bien large, comme un sexe de jument. Et puis nous fait entrer, tu vois, dans la belle maison supposée du XVI e siècle. Et je vais pas te décrire cette magnifique masure, sinon, mon book, tu vas croire que c’est un numéro spécial de Maisons et Jardins . Juste j’aimerais te signaler l’immense cheminée avec sa plaque et ses landiers et des bûches grosses comme les cuisses à Berthe Bérurier, parce que je raffole les cheminées [3] Il va encore se trouver cent tordus qui vont m’écrire qu’on raffole pas « les » cheminées, mais qu’on raffole « des » cheminées. Parce qu’ils indignent que je fasse des nœuds pour paquets-cadeaux avec la langue françouaise. S.-A.
. Oui, la vaste cheminée, un point c’est tout. Comme on dit toujours dans les livres pour causer des grandes cheminées ? Monumentales ? Oui, p’t’être bien. Alors y a une cheminée monumentale dans le monumental appartement aux dégueulasses De Byrooth, je te demande un peu : s’habiller en gonzesse et jouer de la flûte de paf (ou de Pan) ! Les mœurs, hein ? Faut de tout pour saper un monde, comme on dit à Bruges où l’on parle « indistinctement » le français et le flamand.
On tousse pour éprouver l’écho du salon au plaftard voûté. Ça fait « ouang g g g g… »
Tu te rends compte ?
Merci.
Et alors, au bout de très peu de temps, dame De Byrooth (la bien-nommée, car je crois à l’influence des patronymes ; si je te disais : j’ai un pote qui s’appelle Dard, eh ben, mon vieux… enfin, bref) se pointe, très bourgeoise et bonne hôtesse, exquise d’allure, noble de maintien, pas du tout relâchée comme lorsqu’elle s’agenouille pour souffler l’hallali dans les cornets à piston de ces messieurs ; une cinquante-cinquaine mistifrisée, elle traîne. Elle se vêt chez les grands couturiers de Bruges-la-Morte et se farde avec autant de discrétion qu’une actrice interprétant un rôle de pute dans une pièce hollandaise.
Je m’incline très bas, genre Dartagnoche rapportant ses ferrets à cette salope d’Anne d’Autriche.
— Navré de vous importuner, madame.
— Du tout, du tout, répond-elle en nous dévisageant la braguette, au Gros et à moi pour supputer toutes sortes d’éventualités vachement poreuses.
— Il s’agit de votre soirée d’hier, à Bruxelles. Vous avez bien dîné à La Cassolette en compagnie de Mlle Barbara, votre mari et vous ?
Ça la chiffonne pas. Quand t’es con tout est beau, même tes viceries.
— Mais oui, en effet. Et ne vous y aurais-je pas aperçu, cher monsieur ?
— Peut-être bien, madame, puisque je m’y trouvais également.
— Ah bon, ce qu’on y mange bien, ne trouvez-vous pas ? Moi j’avais pris des coquilles Saint-Jacques à la nage et une selle d’agneau vert pré, plus des profi… des profiteuses ?
— Teroles, madame. Des profiteroles.
— C’était magnifique ! exulte cette vieille jouisseuse. Vous m’entendez ? Ma-gni-fique ! Léopold, lui, a pris…
La nuit tombe. Elle tarde de donner les lumières, la bourrique. De temps à autre, tu sais quoi ? Elle saisit le devant de sa jupe plissée à pleines pognes et la secoue comme pour chasser des mouches aventurées sous ses cotillons. Marrant, non ? Moi, j’aime.
Ou alors c’est qu’elle a besoin de s’aérer le frigougnet. En v’la un qui ne doit pas toucher lourd du chômage, moi j’te le certifie.
Quand elle a bien raconté La Cassolette , avec des enthousiasmes de péquenots impressionnés par le premier poulet aux écrevisses venu, je l’entreprends sérieusement, car je préfère la lecture du Michelin aux considérations de cette vieille hystéro.
— A quelle heure avez-vous pris congé de Barbara ?
— Après le restaurant, nous sommes allés boire une bouteille de champagne au Grand Polisson . Il devait être plus de minuit quand nous nous sommes séparés.
— Vous avez laissé Barbara au Grand Polisson ?
— Non, nous l’avons déposée devant chez elle. Elle nous a proposé de monter boire le dernier, mais nous avons refusé car il nous fallait rentrer ; le matin, mon mari doit être à ses bureaux dès huit heures…
En l’écoutant, un vague découragement me vient. Je me dis qu’elle ne m’apprendra rien, la vieille méduse. Et puis, que pourrait-elle m’apprendre ? Et à quoi cela servirait-il ? Je suis parti dans cette équipée saugrenue pour dévaliser un coffre n o 44. D’abord à Londres, ensuite à Bruxelles. Et puis il y a eu une espèce d’éruption volcanique au sein de cette affaire en gestation et tout s’est soudain disloqué.
Bérurier louche sur la magnifique pendule du salon.
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