Sans toucher au combiné qui, peut-être (mais ça m’étonnerait), porte les empreintes du criminel, je compose le numéro du Vieux. Pour communiquer, je m’assois en tailleur sur la moquette, portant mon oreille et ma bouche au niveau des sources émettrices et réceptrices.
La femme de chambre est droite dans l’encadrement, se repaissant de l’épouvantable spectacle.
— Oui, j’écoute ? lâche rapidement le Teigneux. De quoi s’agit-il ?
— C’est moi, monsieur.
— Vous ! Bon, alors ?
— Il vient de se passer une série d’incidents extrêmement graves que je vous narrerai ultérieurement.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Parce qu’il ne m’est pas possible de le faire.
— En ce cas, quelle est la motivation de cet appel ?
— Il est plus que probable que nos confrères bruxellois vont s’intéresser à moi d’ici très peu de temps, à moins qu’ils ne se comportent comme dans les histoires flamandes. J’ai besoin d’être couvert.
— Mais, mon petit vieux…
Non, son petit vieux ne va pas se laisser empailler par ce crocodile du dimanche. Le petit vieux, il en a rien à branler de jouer le rôle de Seznec dans « Les massacres de Bruxelles ». Et il le dit sans ménagements au bonze de Paname.
Le petit vieux, il est majeur, vacciné, avec toutes ses dents (moins deux en porcelaine, mais tellement bien imitées que je me rappelle plus lesquelles sont-ce, comme dit Béru). Alors le petit vieux, il va pas, moyennant une enveloppe de fin de mois, se peler la bite dans des histoires qui pourraient entacher son honneur et sa dignité, quoi, merde ! Et tout ce que je t’explique, lavement, ça me part des naseaux. Je le virgule à Pépère, tout chaud, tout bouillant. Je lui explique comme quoi j’ai pas de temps à perdre à guignoler dans des palais de justice belges. Ou il est cap’ de me couvrir afin que je jouisse d’une paix aussi royale que la Grand-Place, et alors je reste à disposance. Ou alors il est manchot et je regagne ma banquise par la diligence la plus proche, déjà que ses pieds-nickelés de Prince n’ont pas attendu son visa pour les mettre. Il est submergé, Pépère. Noyé dans mon flot. Vaincu par mon emportement. Il se rend compte que je suis le torrent cabrioleur qui déboule en entraînant tout sur son passage. Qu’il ne faut plus m’émietter les burnes. Que voilà : le monde évolue ; et qu’avec sa mentalité et ce qui se prépare, il risque de se retrouver au chômedu avant la retraite, ce crabe à pédale. C’est violent, mais net et précis. Sans réplique. Alors le Dabe ne réplique pas. Il élude pour sauvegarder sa dignité, ses auréoles : celle qu’il croit avoir sur la tête, et celle qu’il cache sous ses fesses. Il me fait simplement, de son ton cassant, mais que je sais abdicateur :
— Je vais voir !
— Très bien, voyez.
— Rappelez-moi le plus vite possible pour me faire un rapport des événements.
— Comptez sur moi, monsieur le directeur. Il s’offre le luxe de raccrocher le premier, sans me dire au revoir. Mais je m’en bats l’œil.
La soubrette me fait face. Elle a maigri de vingt ans. Tu croirais sa vieille môman qui l’attend au pays breton, car elle est sûrement bretonne.
Son regard chaviré désespère de la vie. Trop, c’est beaucoup pour une nature simple montée sur rails. Découvrir simultanément que sa patronne a été assassinée et qu’elle était UN patron. La voir ainsi morte et déchiquetée, avec ses maigres roustons entre les dents, y a de quoi filer les flubes au chevalier Bayard, non ? Ne plus croire en la rotation de la Terre. Elle se croyait au service de Diane, et ce n’était qu’à celui du Manneken Pisse.
— Un homme, elle reprend… Un homme…
— Asseyez-vous là, Ninette.
Lelit.Elle y pose son gentil fessier. Serre ses genoux l’un contre l’autre ainsi qu’il se doit quand on est une jeune fille de bonne éducation.
— Vous êtes française, n’est-ce pas ?
— Oui, de Quimper.
Quand je te le disais !
— Moi aussi je suis français, ma gosse. Et même, pour ne rien te cacher, je suis flic. Tiens, à preuve.
Ma brèmouze tricolore l’impressionne. Elle acquiesce.
— Avant d’alerter les perdreaux d’ici, tu vas répondre à mes questions.
— Oui.
— Barbara, avec qui dînait-elle hier soir ?
Elle réfléchit.
— Avec m’sieur et De Byrooth, je crois bien. J’étais là quand elle a pris le rendez-vous. C’était à La Cassolette , il me semble.
— Qui sont ces De Byrooth ?
— Des habitués. Ils viennent faire… la fête ici de temps en temps. C’est des compliqués. Lui, il se déguise en femme, avec une perruque, et il met une grande chemise de nuit de l’ancien temps, fendue devant, et faut le battre en le traitant de putain, tandis que sa dame pompe une alignée de zouzous. Elle les veut de tailles différentes. Elle passe du plus petit au plus grand, et puis elle revient au plus petit…
C’est ce qui s’appelle faire des gammes au fifre baveur.
— T’as leur adresse, gamine ?
— Non.Mais je sais qu’ils habitent Bruges, on doit trouver dans l’annuaire.
— Probable…
Je me dis que si ces gens habitaient Bruxelles, ils n’iraient pas s’afficher dans un restaurant de luxe avec « une » bordelière notoirement connue dans la capitale belge. Y a que des provinciaux pour faire montre d’une telle inconscience. Et puisque j’en suis au chapitre de la réflexion, je me mets à piger pourquoi le loufiat de La Cassolette m’a paru mentir quand il m’a répondu qu’il ignorait qui était Barbara. Evidemment qu’il la connaissait. Seulement il n’a pas osé, pour le standinge de la maison, me dire sa profession.
— Tu couches ici ?
— Non, j’ai une chambre en ville.
— La nuit, Barbara était donc seule ?
— Oui.
— Ça boucle tard, sa taule ?
— Elle n’ouvre que l’après-midi. A sept heures on refuse les clients.
— Elle recevait des visiteurs à titre privé, le soir ?
— Je ne sais pas.
— Dans ses relations intimes, y avait-il des habitués ?
— C’était une femme très… enfin, un homme très discrète…
— Pour cette nuit, tu ne sais rien ?
— Non.
— O.K., je ne veux pas t’empoisonner davantage. Je vais récupérer le gros goret qui m’accompagne et on va s’esbigner. Toi, pendant ce temps, téléphone à la police. Inutile de leur parler de moi.
J’ignore pourquoi, l’envie me prend de lui rouler une petite pelle, en camarade, avant de la quitter. Un bonjour du pays, juste pour dire. Et puis j’aime bien les Bretonnes.
* * *
Je martèle les glaïeuls de Le Moine du poing en appelant :
— Béru ! Ramène-toi, ça urge.
— Et moi donc ! que répond Pépère d’une voix en partance.
Mais il sait que je ne lui ferais pas escamoter un coït sans valables raisons, aussi s’empresse-t-il de découiller en catastrophe avec des ébrouements de rasé Gillette qui se démousse dans un lavabo d’eau froide.
Après quoi, il profère des « Bongu de cul » qui trahissent ses origines paysannes.
Ses spring’s parteners (car c’est le printemps qu’elles ont apporté dans son calbute) réclament leur dû. Sa Majesté, magnanime, leur donne un talbin de mille points belges à chacune. Tollé de ces dames ! Elles assurent que « ça » c’est le pourboire, mais que leur temps et leurs fesses représentent un capital infiniment supérieur. A quoi le Mastar rétorque qu’un sexe de la dimension du sien est un capital inestimable dont il a la magnanimité de ne pas réclamer les intérêts, et que si on veut le mettre en renaud, vaut mieux l’en informer séance tenante pour qu’il procède sans plus tarder à une distribution de mandales.
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