Il palpe du pouce le cratère laissé dans sa gencive par la débandade de son chicot.
— Si j’étais un homme curieux, mon gars, je vous demanderais à quoi rime votre micmac, mais je trouve que, dans la vie, chacun doit mener sa barque vers la rive où il souhaite aborder. Et puis surtout, vous m’êtes sympathique, et quand quelqu’un est sympathique à Jacky Greeve, il peut compter sur lui en toutes circonstances.
Le cher édenté continue sa litanie alors que je suis déjà à plat ventre sur le sol, près d’une haie de charmille.
A plat ventre, mais à pied d’œuvre !
CHAPITRE XXV
A pied d’œuvre !
A pied d’œuvre ou de chef-d’œuvre ? D’œuvres d’art ou de chair ? Pies ou vives ? De bienfaisance ou hautes ?
Ça t’aide à trouver le calme, des glissades pareilles, au moment de l’action. Un tas de cons bouffent du chewing-gum, que rien ne donne à un individu une expression plus crétine ! Au point qu’il existe deux catégories de bipèdes, pour moi, sur cette planète : ceux qui mastiquent du caoutchouc, et ceux qui mastiquent des quenelles de brochet. Oh, comme j’abomine ce faux ruminant, ce mâcheur de capotes anglaises, ce digéreur de néant, ce non parleur, cet impenseur, ce proémineur de mâchoires. Oh, comme je préférerais le voir becqueter de la boue, de la merde, du foutre ou chez Borel ; mais pas ça. Sa tête glandue, si évasive, si annulée, si absente, déjà presque tête de mort pour qui sait regarder, et en tout cas tête de nœud extrêmement définitive. On disait du président Johnson qu’il ne pouvait pas à la fois marcher et mâcher du chewing-gum. J’assure qu’on ne peut à la fois mâcher du chewing-gum et penser. A preuve, on le recommande aux athlètes pour les aider à se décontracter. Et c’est quoi se décontracter, sinon ne penser à presque rien ? Alors, bibi, homme bizarre, je m’en vante, ayant une irréversible aversion du commun, pour me décontracter, je mâche des mots sans mâcher les miens.
Ils sont si familiers, si dociles, si obligeants, si malléables quand on veut bien les réchauffer.
Je cherche un trou dans la haie, une brèche, un endroit moins fourni pour me couler de l’autre côté. Le hic, dans ces cas-là, c’est le clébard. Un méchant cador et t’es marron. Mais je suppose que des gens venus ici en mission ne se sont pas encombrés de clebs. Ça tient trop de place en voyage. Des fois, j’avise des vacanciers avec une 4 L ou une 5 Glinglin qu’emplit un monstrueux chien danois, voire même un saint-bernard pour noces et banquets. Et combien ils sont fiérots de traîner leur bestiau dans leur petite chiotte ; signe poilu de richesse. Faut avoir des moyens pour vadrouiller en compagnie de ces molosses patibulaires. Ça les sécurise, note bien, des fois qu’on voudrait leur chouraver le réchaud-campinge ou la boîte à outils ! Aux arrêts, ces monstres s’amènent sur toi, lentement, l’œil cruel, la pattoune lourde, la queue basse. Ils viennent te carrer leur truffe dans l’ogne ou les claouis et t’oses pas broncher, conscient que d’un happement malencontreux, ils pourraient te rendre impropre à la reproduction. Alors tu deviens d’une lâcheté atroce. Tu leur dis des trucs suaves, bien gazouillés, veules en plein : « Oh n’est gentil, ça ! N’a des grosses papattes ! N’ vient dire bonjour au monsieur ! Comment y s’appelle ce gros chienchien ? »
Saloperie, va ! Fous-leur seulement une bonne muselière et tu verras comment je leur savaterai les noix à ces veaux carnivores. Et le plus fort, tu veux savoir ? Le maîmaître, il ne fait pas un geste pour te débarrasser de leur tas de viande. Il s’en fout bien que son Médor te gobe les burnes : il est assuré pour. Même ça lui dirait de voir découiller un quidam de rencontre par son fauve ; il trouverait plaisant, bon à raconter aux aminches devant une tournée de trois Duval, le seul pastaga que tu puisses pas commander quand t’es seul, tout comme dans les grands restaurants où faut être deux pour le loup grillé, le chapon aux cèpes ou le soufflé ; je sais un trois zétoiles, sur la Côte d’Azur, dont la carte annonce que tout est pour deux. Y a que l’addition qu’est pour un ! Et encore est-elle trop salée.
Mais je m’écarte du vif, non ? En plein moment de donner l’assaut, d’en apprendre plus pour pouvoir en terminer, voilà que je me mets à parler chiffons, choses et autres, conneries en tout genre, suivant ma bonne habitude.
Mais qu’est-ce que tu veux : je vais pas me refaire maintenant.
Attends, je reviens à notre équipe de Noirs.
La haie franchie, moui… Je rampe sur une pelouse, moui… M’approche de l’arrière de la maison, moui… Ça y est. Un garage dont la lourde est ouverte. Dedans, deux chignoles : une grosse ricaine chromée, puisque ricaine (ces cons, les chromes c’est leurs bijoux à eux) ; et une Mini. Ce qu’a de plus frappant, c’est la radio. Elle vocifère dans la paix irlandaise. Et pourtant, le monsieur qui tient le crachoir cause d’une façon mesurée puisqu’il est anglais. Mis à part les ordres militaires, l’anglais d’Angleterre s’articule comme si tout en causant, le speaker se débarrassait l’entre-dents de sa viande bouillie avec la pointe de la langue. On l’a mise à plein tonneau, cette radio. Elle paraît sortir par toutes les ouvertures de la maison. On dirait même qu’elle passe par un ampli spécial. Il s’agit d’un reportage sur la jubilation d’Elizabeth Deux. Vingt-cinq piges de bon et loyal règne. Le Lion britannoche en mouille d’émotion. Dieu prothèse la reine ! Elle commence d’en avoir besoin, la pauvrette. Va donc coltiner une couronne pendant un quart de siècle, et tu verras si t’attrapes pas le torticolis ! Et alors c’est la liesse, chez les copains de la Grande Albion. Drapeaux, carrosses, sonnez Big Ben ! Oyez, oyez, gentils manants, gentils manars ! Her gracious majesty se la radine sur le Mail. Hue, dada !
Les échos retentissent. Ça bouzdingue à tout-va. Le canon tonne. Poum, poum, tralala ! Les trompettes, l’olifant de chichoune claironnent et clarinent. Y a lâcher de colombes sur la ville, de colombins sur les pavetons. Vive la couine ! Vive ! Vive ! T’occupe pas, Arthur : elle vivra ta Zabeth. Battra le record de dame Victoria son aïeule. C’est du bois dont on ne fait pas les pipes (sauf pour modèle) mais les règnes. On sent l’à quel point elle est parée pour toutes les ménopausetamies, la souveraine. Accueillera les Chinois quand ils traverseront le Channel. C’est de la nature coriace, inébranlable (Edimburg a jamais pu y parvenir). Vive ! Hurrah ! Gode save the queen ! Queen save the livre ! Guinée is good pour you !
Avec un tel braoum dans la propriété, je pourrais m’y pointer à motocyclette sans qu’on m’entende venir.
Ou bien les locataires sont sourdingues, ou bien ils écoutent la radio pendant que fonctionnent la machine à laver, l’aspirateur, le catarrhe du grand-père, la coqueluche du petit et le sommier de la bonne embroquée par le chauffeur.
Toujours rampant, je m’avance sur l’arrière de la house, en direction d’une porte étroite, comme les raffolait la mère Gide.
M’y voici. Je coule un œil. Oh, que c’est imprudent, ce que je fais là ! Me pointer seul et sans arme chez des tueurs ! Faut oser ! Etre la bravoure personnifiée. Si encore j’étais noir, je pourrais espérer faire illusion, mais non : blanc comme le lys dans la vallée, donc propice à toutes les souillures. Grand fou, va ! Si bien que j’avance. Impossible de résister dans ce cas pareil à l’attirance d’une lourde ouverte. Après tout, j’ai un aspect de cloche. Je fais irlandais. Je peux dire que je suis envoyé par le conseil communal pour m’assurer que ces étrangers ne manquent de rien. Ou bien que je suis le jardinier chargé d’entretenir les pelouses. Oui, plutôt.
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