Bises, rebises. Déclic.
On frappe à ma porte. C’est le rat crevant de naguère, celui qui escortait les fédés et prenait ces jetons de présence mirifiques qui ont tant jeté l’émoi dans son slip.
Il tient un petit plateau d’argent plaqué cuivre de sa main blanchement gantée.
— Qu’est-ce que c’est ? m’informe-je.
— Les clés de votre voiture qu’on a ramenée, monsieur. Le voiturier l’a mise à la place 17 de notre parking.
Je me saisis du maigre trousseau. Subventionne le groom d’un dollar, pour ses œuvres, selon mon habitude.
— Merci, monsieur. Et je voulais vous dire bravo, pour tout à l’heure, c’était franchement réussi.
La chignole est là, à la place 17 annoncée prélavablement, comme dit Bérurier le Grand.
Je la défrime d’un regard suspicieux. Piégée ? M’étonnerait : le voiturier ne l’a-t-il pas remisée sans encombre ? D’ailleurs, il se la radine, avec sa casquette plate, sa chemise bleue portant sur la poche poitrine l’écusson de l’hôtel.
— Oui a ramené cette bagnole, fiston ? lui demandé-je en me fendant d’une nouvelle image (quand tu vis dans les palaces, tu prends mal au poignet à force d’effeuiller des liasses de talbins).
— Le négro d’un garage, m’sieur.
Il dit m’sieur en français dans le texte, à cause de mon accent qui le renseigne sur ma nationalité.
— Il n’a rien dit ?
— Non. Il aurait dû ?
La meilleure façon d’éluder une question, c’est de se grouiller d’en poser une autre.
— Vous connaissez le cimetière de Fort Makabee, fiston ?
— Sûr, ma pauvre grand-mère y a été enterrée l’année passée.
— Toutes mes condoléances, vieux ; et ça se trouve où ?
Il m’explique qu’on sort de la ville à l’est, et puis qu’on se dirige vers la nationale 90, mais qu’il faut surtout pas la prendre et s’enquiller dans un chemin sur la droite, tout bien, des trucs topographiques laborieux dont tu as oublié le début quand on a achevé de te fournir les explications. Je remercie, m’installe au volant de ma tire et décarre.
Il est bien honnête, P. J. France, somme toute. Me faire restituer cette chignole part d’un bon sentiment. Ce qui ne m’empêche pas de me garer sur le premier parkinge rencontré pour l’explorer en menus détails. Tout est O.K. On a même réparé la serrure du coffre que j’avais forcée et lustré la carrosserie, sans doute pour gommer la trace laissée par les mâchoires de la grue kidnappeuse.
Juste un truc : la montre du tableau de bord indique huit plombes, alors qu’il est midi cinquante. Pourtant, il me souvient qu’elle marchait parfaitement ; j’avais même été surpris de constater que ma tocante personnelle et cette pendule se trouvaient à l’unisson.
Ce serait ta pomme, tu ne prendrais pas garde à la chose. Mais un poulet pur fruit, lui, ça le fait tiquer. Je me dis qu’il n’y a aucune raison pour que deux montres en ordre de marche se foutent à déconner simultanément. Ou plutôt, si : il y a une raison. Et je dois la découvrir.
J’en suis là de ma décision, lorsqu’un nouveau vertigo me biche au débotté ; poum ! Heureusement que je suis à l’arrêt, sinon ç’allait être la catastrophe. Tu m’imagines, lancé plein tube sur une strasse et me vapant en une seconde, sans avoir le temps de décoller mon panard du champignon ? Prenez vos serpillières, les gars, pour venir éponger les vilaines taches !
Je m’affale sur la banquette et c’est là que je me retrouve beaucoup plus tard. La joue sur le velours synthétique. Il fait sombre. De la lumière électrique ruisselle sur mon pare-brise. Je perçois des ronflements de moteur. Je me sens bien, comme on l’est après un bon sommeil.
M’étant redressé, je redécouvre le parking. Mais il fait noye et des lampadaires dispensateurs d’une lumière cruellement blanche l’illuminent.
Boîte à musique ? Comme disent les Anglais pour demander l’heure. Ma breloque marque neuf heures.
Du soir, certes. Mais de quel soir ? Ai-je dormi huit ou trente-deux plombes ?
Mon ticket de parking va me l’apprendre. Ayant respiré largement l’air tiède de la nuit, je me dirige vers la sortie. Le préposé enquille mon carton dans son ordinateur qui se met à réclamer huit heures trente de redevance.
Bon, alors ça signifie quoi donc, ce bigntz, mon Tantonio si malin ? Hein, réponds quand je te cause ! Tu vas me dire ? Ben, dis, l’artiste ; mais dis vite, j’ai le bulbe qui fatigue, moi, à force d’à force.
Je palpe ma mornifle et démarre. Le péage du parking forme comme une voûte lumineuse. Et c’est de la lumière que jaillit la lumière. Dans une somptueuse fulgurance de mon génie [7] Si le terme te paraît trop fort, biffe, et remplace-le par un qualificatif de ton choix, je te laisse la place. Sana
je comprends maintenant à quoi rime ce séjour prolongé dans le tunnel de mister France.
La station sans porte, mais brillamment éclairée, tu t’en souviens ou tu te la rappelles, non ? En fait, je suis prêt à te parier ce que j’ai vécu contre ce qui te reste à vivre, mon jeune ami, que ces tubes fluorescents ont des propriétés très particulières ; disons neutralisantes, pour le moins. Un séjour très prolongé dans cette bizarre lumière, et tu défuntes de ta belle mort, ou bien tu perds la mémoire définitivement. Ce truc est si puissant qu’il dérègle tes montres .
Et maintenant, la voiture qui a été, disons, fortement irradiée, m’a flanqué un retinton de digue-digue.
Dis, j’espère que c’est terminé, l’effet nazebroque ! Que je vais pouvoir y aller franco.
En route pour Fort Makabee !
Nous autres, Latins, les morts, on redoute qu’ils se taillent, alors on les claquemure. Tout de suite après les coffres bancaires, les orphelinats et les pénitenciers, t’as les cimetières dans l’ordre de la bouclarde.
Chez ces cons d’Anglo-Saxons, foin de hauts murs et de portails verrouillés à patron-minette, comme dit encore M. le directeur Alexandre-Benoît Bérurier, lequel, quand il est en verve, ne manque pas de déclarer : « Un bon conseil, mon gars : Choisy le Roy, Bourg-la-Reine et Jouy-en-Josas », ce qui est vraiment très très drôle, et pourquoi on irait chercher le midi à quatorze heures pour faire de l’esprit quand des saillies et autres boutades du premier degré (au-dessous de zéro) font pouffer ?
Le cimetière de Fort Makabee se niche dans un vallon verdoyant, complanté de cyprès et autres espèces relevant davantage de l’art funéraire que de l’arboriculture : buis, saule chialeur, etc. De simples dalles recouvrent les caveaux. Tout y est géométrique comme une ville ricaine neuve. C’est compartimenté en allées et en travées, avec des feux tricolores dans les carrefours les plus importants. Des squares y sont aménagés, pourvus de bancs et de lampadaires, il existe des aires de pique-nique, avec tables de pierre, blocs sanitaires, cabines téléphoniques, manèges pour les enfants, postes à essence, marchands de sandwiches, piscines.
C’est la mort de bonne compagnie.
J’abandonne ma tire soporifiante pour me repérer. Allée 45, m’a dit le préposé. Un plan en couleur, éclairé par une rampe de néon, est à la disposition du visiteur. Il ne me faut pas cinq minutes pour aboutir à la tombe de feu Stocky. Sobre pierre blanche où l’on a gravé l’essentiel de son curriculum vitré, à savoir son nom, l’année de sa naissance, celle de sa mort. Et que voudrais-tu ajouter, mon pauvre ami ? Il n’y a jamais rien de plus à dire sur un homme qui a cessé. Signaler qu’il fut est déjà une bien grande distinction, car point n’est besoin de renseigner qui reste sur qui est parti vu qu’ils sont désormais totalement étrangers l’un à l’autre.
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