Remarque que, sur le moment, j’ai pas tellement l’opportunité de philosopher. Le liquide de l’ampoule est un explosif puissant, du style nitroglycérine, et pour le coup, la chambre mortuaire de Mamie Blues ne ressemble plus à grand-chose. D’abord, la tête du sabordeur n’existe plus. Y a son buste avec un trou et, chose curieuse, ça ne saigne pas tellement. Ensuite, mes fringues sont roussies par le souffle et j’ai des flammèches dans les cheveux. Ensuite, le plumard de la maman Streiger se met à flamber, et aussi la carpette. Je pige que ce qui m’a sauvé, c’est ma position accroupie. J’eusse été à la verticale, je serais coupé en deux au moment où je t’exprime, car l’explosion s’est opérée en forme de cône. La suspension est pulvérisée, les rideaux, les objets fixés au mur (pauvre grand-papa uhlan, définitivement anéanti).
Fissa, je m’éteins avec ce qui me tombe sous la pogne. Ensuite de quoi, je jugule l’incendie débutant. Fumée épaisse, âcre odeur… Sang et feu ! La mort ! La mort !
Merde ! Le copain du héros est une torche sur le plancher. Je virgule Mamie de son plume pour emparer le matelas (c’est macabre, ce book , je t’en écrirai un avec plein de fleurettes et de bébés roses la prochaine fois). Je flanque la pièce de literie sur l’enflammé.
En bas, Heidi hurle pour de bon, cette fois. Elle veut savoir mais elle n’ose pas grimper. Elle craque, la pauvre adorée ! Faut que je m’occupe d’elle.
— Ne t’inquiète pas, ce n’est rien ! lui lancé-je depuis le palier, je descends tout de suite.
Dernière inspection de la chambre dévastée. Tout le monde est mort, oui ? Les vivants, levez le doigt ! Personne ? Bon. Le feu m’a l’air bien éteint.
Je referme la porte en partant, because les courants d’air perfides susceptibles de ranimer le foyer.
Machinalement, je récupère la valdingue. Un réflexe de flic.
Cette fois, je ne sais plus du tout où j’en suis.
Le plus joyce, c’est qu’on boit le café, elle et moi, en devisant. Comme si tout allait poil-poil, comme s’il n’y avait pas cinq morts à l’étage au-dessus, comme si la chambre n’était pas mise à sac et à demi carbonisée. Comme si l’aube qui se prépare était une aube comme les autres, avec un soleil timide pour aviver les géraniums des fenêtres et faire chanter les façades du bourg.
Je commence à piger qu’il y a une erreur d’aiguillage de ma part : ce n’est plus le Shin Beth qui est sur cette affaire, mais une autre organisation dont les desseins sont autres. Il est évident que les lascars, arrivés ici à moto cette nuit, sont ceux qui ont « récupéré » Virginia Salski à l’hosto. Or, l’un d’eux est arabe. Ces gens se sont branchés sur le coup pour obtenir les documents Bruckner. Comment ont-ils appris leur existence ? Mystère. Ils ont parfaitement joué leur partition : se sont emparés de Streiger, l’ont fait parler, l’ont liquidé ; et puis se sont aperçus qu’il manquait quelque chose d’essentiel à leur butin. Quelque chose qu’ils croyaient pouvoir trouver chez les deux femmes.
Quoi ?
Je souffle sur ma tasse brûlante. Une énorme tasse de grès, avec des fleurettes peintes.
— Vous êtes marié ? demande Heidi.
Non, les gonzesses, je te jure ! Une question pareille, avec des cadavres plein sa maisonnette ! Une question pareille alors que dans quelques heures elle sera en butte à tous les flics de Bavière et à tous les journalistes d’Allemagne.
— Non.
— Vous avez quelqu’un ?
Je réfléchis.
C’est quoi « avoir quelqu’un » ?
— J’ai ma mère que j’adore.
— Et une fiancée ?
— Pas exactement.
— Comment cela ?
— Il y a une fille qui m’attend, persuadée que je l’épouserai un jour. C’est plus et moins qu’une fiancée, c’est autre chose.
J’essaie de lui résumer Marie-Marie : nos étranges rapports, ces liens puissants qui nous entortillent sans toutefois nous unir réellement.
— Vous l’aimez ?
— Probablement. C’est bizarre… Je ne tolérerai pas qu’elle soit à un autre, et pourtant je ne me sens pas son mari.
Un temps. Quelque part, un coq chante en allemand. Je regarde ma tocante : elle raconte quatre plombes et des.
— Je me demande ce que je vais devenir, rêvasse Heidi.
Elle n’a pas peur, elle ne geint pas. C’est une simple question qu’elle se pose, consciente d’être embarquée dans une curieuse galère.
— Il va y avoir du remue-ménage, bien sûr, et puis les choses se tasseront.
— Pourquoi ces gens sont-ils venus ?
Je n’hésite pas :
— A cause de ton oncle. C’était un criminel de guerre nazi ; beaucoup ont oublié mais certains se souviennent encore.
— Ils le recherchaient ?
— Oui. Vous étiez constamment surveillées, ceux qui en avaient après lui jouaient sur les grands élans humains et espéraient qu’il viendrait embrasser sa mère avant qu’elle ne meure.
— Et il n’est pas venu !
— Non, il n’est pas venu parce que c’était un authentique fumier.
— Pourquoi parlez-vous de lui au passé ?
Tiens, elle a du chou, la gosse. Merde ! Vivre ce qu’elle est en train de vivre et conserver la tête froide, c’est pas tout le monde !
J’avale le caoua lourd et parfumé, cent pour cent arabica ! Ça me brûle le conduit de descente. Opération coup de fouet.
— Heidi !
Elle me regarde.
— Je ne t’oublierai plus.
— Moi non plus.
Le coq bavarois remet la gomme plein tube. Il en casse comme quoi il est régnant, et qu’il va faire jour bientôt, et que ce sera la fiesta pour ces dames poulettes ! Te les chaussera d’importance, le bougre, en les saisissant par la crête !
Je reconnais sa voix : il égosillait déjà naguère. Je planterais ma tante dans ce bled, je sens qu’on deviendrait potes, lui et moi. On a le même tempérament.
— Heidi, ta grand-mère te parlait de son fils disparu ?
— Tous les jours.
— Que t’en disait-elle ?
— Qu’elle était persuadée de son retour. Chaque fois qu’on entendait frapper à la porte, elle pensait que c’était lui. Quand elle apercevait une silhouette dans la rue, elle sursautait.
— Malgré ce presque demi-siècle écoulé, elle continuait d’espérer ?
— C’était plus que de l’espoir : une certitude. Elle le « sentait » vivant, je vous l’ai déjà dit. Ces derniers jours, elle avait des périodes de demi-inconscience et lui parlait ; elle le remerciait d’être venu. Elle lui disait que tout était intact et qu’il pouvait descendre voir…
Mamma mia , qu’est-ce qu’elle raconte, Heidi ?
Un trait de lumière.
De feu, plutôt !
La vieille était certaine du retour de son garçon parce qu’elle conservait une chose qu’il lui avait confiée ! Elle croyait davantage à l’intérêt qu’à l’amour. Ce bandit de Streiger reviendrait chercher un jour ou l’autre la chose qu’elle détenait.
Heidi continue de parler, comme une source murmure (j’ai lu la phrase dans un article de Jean-François Revel et je la lui pique, tant pis pour lui, il avait qu’à la déposer), mais je ne prends plus garde (barrière) à ses paroles.
Je reste bloqué sur la phrase : « Elle lui disait que tout était intact et qu’il pouvait descendre voir. »
Elle se répète dans ma tronche, sempiternellement, comme tombant d’un disque rayé.
« Elle lui disait que tout était intact et qu’il pouvait descendre voir… »
— Heidi !
Elle cesse de jacter, soudain inquiète en me voyant le regard à cent mille années-lumière d’ici.
— Heidi, Mamie t’a-t-elle jamais parlé de quelque chose, papiers ou objet, que serait venu lui confier son fils avant de disparaître lors de la défaite allemande ?
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