— Il faut prévenir la police !
— Rien ne presse, essayons auparavant de faire le point, chérie.
Vaincue par ma douce autorité, elle m’accompagne dans la pièce voisine.
Pour commencer, je la cajole un peu. Elle tremble de saisissement, la pauvre petite fille.
Alors : mimis brûlants sur la nuque, main glissée par les échancrures, salut aux loloches palpitantes. Tout doux ! Tout doux…
— Mais qu’est-ce qu’ils voulaient, ces sales gens ? finit-elle par demander.
— Justement, c’est ce qu’il faudrait parvenir à déterminer avant de donner l’alarme. Une fois la police sur les lieux, nous perdrons le contrôle de la situation. Or, il est essentiel que nous sachions, Heidi.
— En faisant quoi ?
— En le leur demandant quand ils reprendront leurs esprits.
— Vous croyez qu’ils vous le diront ?
— Il faudra bien. Auparavant, je vais m’assurer qu’aucun complice ne les attend ; reste dans ta chambre, je serai là dans quelques minutes.
Elle m’agrippe à pleines mains.
— Vous reviendrez, c’est sûr ?
— Tu n’as plus confiance en moi, après ce que j’ai fait ?
— Si.
Je lui décerne une grosse pelle vorace qu’elle a bien méritée de la nation.
Les abords sont silencieux. Tu croirais jamais, à confier ta frimousse à la brise nocturne, qu’on vient de trucider des gens dans la maisonnette rose derrière la poste. Non plus qu’une tête de nazi usagé gît sous une dalle de l’église.
Ma courte inspection me permet de découvrir une moto garée dans un coin d’ombre. Une mille cm 3de marque japonouille, avec deux fontes de cuir que je m’empresse d’explorer. L’une contient un petit émetteur de radio, japonais lui aussi, car désormais, dans la technique de pointe, tout ce qui n’est pas japonais est nippon. Dans la seconde sacoche, je découvre une grande boîte de fer à manette dont l’intérieur est capitonné de feutrine, comme celles qu’utilisent les photographes pour coltiner leurs objectifs délicats. Mais au lieu d’appareils photos, la mallette d’acier contient de grosses ampoules de verre pleines d’un liquide blanc. Aucune étiquette ne renseigne sur leur contenu. Je referme la boîte et l’emporte dans la maison avec moi.
Le gazier du bas a repris ses esprits, et lorsque je reviens, il est en train de ramper en direction de la sortie.
— Pars pas, fiston, tu vas rater le meilleur ! lui fais-je.
Je le débarrasse de sa gapette à longue visière et de ses verres teintés, ce qui permet de constater qu’il est jeune, probablement arabe, et aussi courtois qu’un crocodile dont M. Hermès voudrait faire un sac à main. Son regard est minéral, d’un noir absolu, avec une brillance incommodante.
Moi, décontracté, je saisis la chaîne des menottes, bande mes forces, et me mets à le coltiner comme une grosse valoche de ma main libre.
Parvenu au premier, je le balance sur le plancher, au côté de son pote toujours inanimé. Faut dire que je lui ai pas fait de cadeau, à ce deuxième lascar, et que mon coup de crosse aurait troué le blindage d’un char d’assaut. Le vilain bruit qu’il émet ne me dit rien qui vaille.
Je le démasque à son tour. Lui aussi est jeune, mais il ne s’agit pas d’un Arabe. Il est rouquin pire qu’un incendie de forêt, avec un bec-de-lièvre rose, et une peau dégueulasse, criblée de petits trous : variole ou chevrotines ?
Dans les cas coriaces, un interrogatoire, ça commence pas par petit a, petit b. Il n’a de chances d’aboutir que lorsqu’il déroute.
— J’ai trouvé ça dans la moto, mec. Tu me racontes ce que contiennent ces ampoules ?
Il me regarde sans frémir, et son regard doit commencer à percer ma figure comme deux poinçons.
Ce mal élevé me déclare alors, en anglais d’Oxford ou de Fayrlhuir, qu’il me sodomise avec un bâton trempé dans de l’harissa, que je suis issu du croisement d’une chienne et d’un porc et que si un fâcheux contretemps ne lui permettait pas de me trancher les testicules et de me les faire manger, des amis à lui suppléeraient cette carence.
Je l’écoute gravement et opine.
Ensuite, je m’assois en tailleur près de lui.
— Je comprends parfaitement ton point de vue, assuré-je, malheureusement pour toi, le mien diverge, et comme c’est moi qui tiens le couteau par le manche, c’est toi qui risques de saigner.
La gentille Heidi montre le bout de son joli nez.
— Chérie, lui supplié-je, tu veux bien nous préparer du café ?
Elle opine. Ses yeux effarés s’attardent un instant sur l’affreux spectacle de ces mortes et de ces hommes entravés. De quoi hurler ! Ou bien s’en foutre. Trop c’est trop, non ?
— Surtout, ne change pas de culotte, ajouté-je, avant de la laisser partir, car je compte terminer ce que nous avions si bien commencé avant l’arrivée de ces messieurs.
Paroles réconfortantes. A son âge, le plaisir prime tout, et les filles de forte sensualité préfèrent un bon « Tiens, fume », à deux « Tu l’auras dans le train ».
Heidi exit.
J’ouvre la mallette aux ampoules.
— Puisque tu refuses de me dire ce dont il s’agit, je vais devoir me livrer à des expériences.
Je tends la main en direction de la petite table de chevet supportant le pot d’eau bénite dans lequel macère un rameau de buis. Elle est recouverte d’une plaque de verre découpée à ses dimensions, et maintenue en place par des pinces en acier semblables à celles qui fixent les nappes des restaurants à prix fixe.
Je pose la pince comme un binocle sur le pif de mon client. Dès lors, il est obligé d’ouvrir la bouche pour respirer. Il tente bien de secouer la tête, mais la pince vaut celle d’un homard catégorie poids lourd.
Me saisissant alors d’une ampoule, je la lui fourre de force dans la clape.
Il étouffe de plus en plus. Une immense terreur est apparue dans son regard. A la manière dont il a cessé de se trémousser et dont il garde la bouche ouverte, je déduis que le contenu de l’ampoule ne doit pas être un dérivé du sirop d’orgeat.
— Ecoute, blondinet, avec cette poire d’angoisse dans la gueule, évidemment, tu ne peux plus jacter ; si tu es d’accord pour qu’on cause, fais-moi signe ; alors je te la retirerai. Sinon, je te file un coup de saton très sec sous la mâchoire et l’ampoule se brise dans ta bouche. Si par hasard t’es d’accord dans un premier temps mais que tu refuses de parler dans un second, vite fait je te la refourre dans le bec et te tire mon penalty sans te laisser une deuxième chance. Ça marche ?
Alors tu sais quoi ?
Non, franchement, faut t’y dire ?
T’exiges ?
Bon.
Eh bien, magine-toi que ce zig convulse de toute la frime. Son regard vire au blanc. Il parvient à émettre un grand cri et, volontairement, fait éclater l’ampoule entre ses chailles.
C’est bizarre, les réactions humaines, non ? Je le serinerai jusqu’à plus soif, c’est-à-dire jusqu’à la fin de mes jours.
Voilà un gars fou de terreur, qui, placé devant un marché, trouve le moyen de se sacrifier par panache, refusant de se soumettre à la force. Délibérément, dépassant sa peur, il plonge dans la mort.
Chapeau.
Je suis pas du genre fanatique, moi. J’ai toujours trouvé que le député Baudin était le roi des cons d’avoir voulu montrer comment on meurt pour 25 F. N’empêche que les bonzes qui se font cramer, les kamikazes fonçant à bord d’une torpille sur un barlu, ou les terroristes qui précipitent un camion bourré d’explosifs contre un bâtiment m’impressionnent. Ce sont des anormaux. L’homme est fait pour vivre et préserver sa vie par tous les moyens. Qu’il l’offre à une cause, voire à un instant d’exaltation, je trouve la chose assez phénoménale.
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