Une effervescence discrète, feutrée. Boggy, à ma demande, va quérir mes potes Mathias et Bérurier. La sublimissime infirmière apporte de quoi écrire.
Quand tout le monde est rassemblé, Marc Liloine saisit ce qui lui reste de forces à deux mains et dicte. La voix est imperceptible, mais la pensée reste claire et le texte sans faille :
— « Je soussigné San-Antonio, officier de police à Paris, reconnais recueillir de mon ami Marc Liloine les dernières volontés ci-après exprimées… »
Dieu que ça lui coûte. Et à moi, donc ! J’écris en retenant mes larmes. Quel dur moment ! Est-ce bien la peine de lui infliger d’ultimes tracasseries en le coltinant à l’hosto, ce pauvre homme qui termine, exténué, sa trajectoire terrestre ? A quoi bon lutter pour tenter de lui ménager quelques heures de vie supplémentaires ? Mais c’est la grande règle du jeu que nous jouons. Durer coûte que coûte. Se traîner jusqu’aux limites extrêmes.
— « Marc Liloine accepte d’être conduit à l’hôpital pour un ultime traitement, à la condition expresse que, s’il y décède, il sera, sitôt sa mort constatée, cousu dans un drap blanc brodé qui se trouve dans la commode de sa chambre. Ce drap fut celui de sa naissance. »
Curieux comme il s’est mis à parler rapidement. Son débit est haché, mais il se dévide comme la bobine d’un magnéto placée à la vitesse supérieure. Qu’à peine j’ai la possibilité de percevoir le sens de ses paroles. Il continue :
— « Marc Liloine souhaite que personne ne le contemple mort, hormis les infirmières qui l’enseveliront, car il veut laisser à ses proches le souvenir d’un homme en vie, et non celui d’un cadavre.
« Son corps, ruiné par la maladie, sera incinéré dès que possible, sans le moindre service religieux préalable. »
J’écris à toute vibure, mais comme ces derniers mots me font mal ! Je pense au petit cimetière de son village, à l’écart du bourg, sur la hauteur. L’été, des abeilles viennent y butiner et font du miel avec les fleurs des trépassés.
— « Ses cendres seront répandues dans la baie de New York, devant la Statue de la Liberté. »
Il s’abandonne et je crains une perte de conscience. Pourtant, au bout d’un instant, il ajoute :
— Date et signe, Antoine. Et puis passe-moi le stylo. Et tu ajouteras les noms des personnes présentes et tu les feras signer à leur tour.
Quand l’ambulance se pointe, avec deux malabars de couleur munis d’un brancard sophistiqué, je propose à l’infirmière de les accompagner. C’est Marcus qui me fait signe que non.
— Laisse, tu as mieux à faire. On se reverra plus tard : ici ou là-haut.
Je me penche pour l’embrasser. Je serre les dents à m’en faire péter les maxillaires pour retenir ma chialerie. Bonté divine, qu’est-ce qu’il ne faut pas traverser comme instants déchirants au long de cette putain d’existence ! Ah ! la tartine de merde, je t’en donnerai des nouvelles, Adèle ! Il est jalonné de basses cruautés, ce chemin de peine et de solitude. T’as beau vouloir enjamber, tu mets le pied dedans inexorablement.
Béru qui assiste également à ce départ (que nous devinons sans retour), renifle fort et torche deux grosses belles larmes qui sentent l’oignon.
On reste un instant indécis, les trois. Frappés à l’âme par cette tragédie.
Le Gros murmure :
— C’t’un mec grand format, ton pote, Sana. On d’vrait boire un’ aut’ boutanche à sa santé.
Et il va passer commande à Betty, également en pleurs.
— M. Blanc n’est toujours pas de retour ? demandé-je à Mathias.
— Toujours pas, commissaire.
— En l’attendant, on va interviewer la femme de chambre à propos de l’œuf de Christophe (gros) Colomb.
— Je l’ai fait, annonce Mathias.
— Alors ?
— Elle prétend que cet œuf se trouvait sur le bureau de son patron. Un jour, ayant constaté sa disparition, Liloine s’est mis très en colère car il tenait à cet objet de bazar, pour des raisons sentimentales, je suppose. Il a accusé Betty de l’avoir brisé en faisant le ménage et d’avoir jeté les débris.
Cette révélation me surprend. Pourquoi, en ce cas, Marcus ne m’a-t-il pas dit que l’œuf lui avait été dérobé ? A-t-il craint que je fasse porter les soupçons sur un occupant de l’appartement ? Cette cachotterie ne lui ressemble pas. De toute évidence, s’il s’est tu, c’est parce qu’il redoutait quelque chose ; mais quoi ? Les choses cachées derrière les choses !… Qui sait quoi ? Qui sait tout ? Le docteur prétendait n’avoir point conservé l’œuf-tour Eiffel alors qu’il se trouvait à deux mètres de lui sur un rayon de sa bibliothèque !…
La nuit est tombée. Des voitures font un pointillé lumineux sur les voies carrossables de Central Park. C’est l’heure inquiétante où il convient de ne plus s’y aventurer à pied si l’on tient à son portefeuille, voire à sa vie.
Où en est l’enquête sur le meurtre de Harry Cower, le pauvre boursier décapité ?
Je branche la téloche. Mais y a une telle grouillance de chaînes que, bientôt submergé de dessins animés, de shows fracassants, de pronostics météorologiques, de pub, de pub et encore de pub je finis par tourner le bouton. Faut être dans le bain ricain pour s’y retrouver dans cet écheveau d’images.
Je pense au drap brodé que Liloine a rapporté de notre coin de France. Pensait-il, en le prenant avec soi, qu’un jour il lui servirait de linceul ?
Le bigophone, la nuit.
Je ne dors pas car je lis un bouquin pris dans la bibliothèque de Marcus : Les Oberlé , de René Bazin. C’était ça ou Maria Chapdelaine , de Louis Hémon. Ses goûts littéraires, à mon pauvre copain, rejoignent ses goûts artistiques. Pour lui, les grands auteurs sont Pierre Loti, Claude Farrère et Anatole France.
Il est minuit comme chez le premier docteur Schweitzer venu. Et le bigophone retentit. Somptueux, délicat, ronronneur.
Je décroche.
La voix de M. Blanc demande si elle pourrait me parler.
— Parle ! lui réponds-je.
En voilà un qui commençait à me faire faire du mouron ! Plus de nouvelles.
— Ah ! chouette, c’est toi ! fait-il. T’es pas couché ?
— Jamais tant que mes effectifs ne sont pas rentrés.
— Toi, pour être chié, t’es chié ! Prends un taxi et viens me rejoindre à Harlem, vieux ! Une boîte de jazz qui s’appelle Old Country dans la 129 eRue. Surtout fais-toi stopper pile devant la taule si tu ne veux pas te retrouver avec un portemanteau entre les omoplates. Je t’attendrai sur le trottoir.
— J’amène les pieds nickelés ?
— T’es de plus en plus chié, ma parole ! Un goret et un rouquin dans une taule de Noirs, tu te crois à Palavas-les-Flots, merde !
Il a déjà raccroché.
C’est terrible, Harlem. La nuit surtout. Tu te croirais pas en Amérique, ou bien alors tu te dis que l’Amérique c’est aussi ça, et tu la trouves pitoyable malgré sa répute d’opulence.
Jadis, c’était le beau quartier, ou plutôt une localité résidentielle où les riches Nouillorkais venaient passer le véquende. On s’y rendait par le train, ou bien on rivalisait de voitures luxueuses. Et puis, un jour, les Noirs sont arrivés du Sud, attirés par Nouille York. Ils ont cherché à se loger et, tout naturellement, ont tâté du quartier chinetoque. Ce que voyant, les Jaunes ont mis le cap sur Harlem et c’est tout de suite devenu moins résidentiel. Ensuite, des Noirpiots ont investi Harlem à leur tour, pour lors c’en a été terminé de la prospérité de cet endroit de plaisance. Les cours des locations ou des ventes se sont effondrés et le flot noir s’est mis à déferler de plus en plus fort. Les Chinois se sont barrés à leur tour. Les anciens esclaves sauvagement transplantés ont établi là leur première conquête. Harlem a fini par être à eux seuls.
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