Un garde en uniforme blanc se tient assis à l’ombre d’un parasol près de la barrière de l’entrée. Il me regarde surviendre d’un regard de bull-dog réveillé par une odeur de hot dog. J’ai quatre secondes pour lui fournir un argument susceptible de le convaincre d’avoir à me laisser pénétrer en ce lieu hautement privé.
Je m’annonce, l’air rogue. Parvenu à sa hauteur, je sors ma carte en m’arrangeant pour que seul le mot « police », grossement imprimé, soit lisible.
— Je suis envoyé par Mister Kong Kôm Lamoon, fais-je brièvement, sans presque marquer d’arrêt.
Rempoche ma carte et poursuis ma route.
Le garde n’a pas réagi. Je vais d’un pas tranquille, en fredonnant O Sole mio . L’âme en fête, le soleil au cœur. Comment diable ce fouille-merde de Fluvio a-t-il obtenu cette cassette sur laquelle est enregistrée une communication du « Singe Blanc » ? Et les photos de Chiang Li, hein ? Il les a eues de quelle manière, les photos de Miss Chiang Li ? Lui, un petit crevard à la remorque d’une équipe de cinéastes. Un gredin de bas niveau, organisateur de partouzettes. Piqueur de sac à main à l’occasion. Détrousseur de vieilles dames.
Autour de la piscine, je découvre la faune habituelle de jeunes et riches désœuvrés. Beaucoup d’Occidentaux (c’est pourquoi ma venue passe inaperçue), mais pas mal d’Asiatiques aussi.
Des baffles savamment disséminés diffusent une musique chinoise nasillarde, étrange mélopée qui râpe un peu l’âme.
Le bruit élastique du tremplin, ponctué de celui des plongeons. Gerbes d’écume irisées. Cris, rires. Bonheur élémentaire de l’eau, griserie du soleil, luxe, oisiveté, alcool…
J’avise un bar près de la piscine, avec un auvent de chaume. Des serveurs indiens confectionnent des boissons versicolores.
Je m’y dirige, prends place sur un tabouret.
Je suis en attente, aux aguets. Réduit aux aguets !
Le guépard. Le guépard tapi derrière (ou devant, selon le côté où l’on se place) un comptoir de bambous. Le guépard sirotant son troisième bloody mary , les narines retroussées, la prunelle écarquillée, les ondes captatrices. Il est frémissant, le guépard car il a envie de pisser. Les hommes d’action y ont droit comme les autres.
Je descends de mon perchoir et m’informe des lavatories . Il faut se rendre au club-house proche.
Le lieu est luxueux : ferrures dorées, verre fumé, plantes rares, motifs décoratifs. Un énorme dragon chinois en couleurs, avec une gueule de vieux poivrot trône dans le hall. Les chiches sont sur la droite.
Vais. Pisse.
La musique est omniprésente. Elle viorne à t’en déglinguer le système nerveux.
Les lavabos sont nickel, gracieux. Tu y passerais tes vacances.
Juste que j’en sors, une personne quitte les toilettes réservées aux gonzesses. Cabriole de mon guignol, identique à celle d’un garenne flingué en pleine fuite ! Elle ! La « princesse » Chiang Li. Elle, je te jure ! Aucun doute !
Putain, ce module de plaisance ! Autant de beauté, de grâce, de charme, de sex-appeal, encore jamais ! En tout cas pas à ce point. J’ai trouvé ça chez des Occidentales : une Danoise, une Parisienne, une Romaine ; mais pas encore chez les Jaunettes. Tu es ébloui, commotionné. Haute tension ! Le zanzibar en folie, en détresse. T’as un tisonnier incandescent dans le prose, des picotis le long du chibre, des ondes abrasives dans les roubinches ! Plus moyen de ciller, de déglutir, de se gratter entre les miches ! Blocage complet. Pétrification absolue.
Je la regarde, regarde, regarde, regarde, regarde encore, regarde de partout, regarde totalement, regarde pour toujours. Ses photos laissaient présager mais demeuraient bien au-dessous du réel. Je suis transformé en statue de sel ; de demi-sel ! Ce que les clichés étaient incapables d’exprimer, c’est la « vibration » du personnage. Sa chaleur, son velouté, son mouillé, son tout le reste, son must , son aura, son je-ne-sais-quoi.
Décrire ? Te la décrire, tu voudrais ? Mais et les mots, dis, Ducon ? Les mots ! J’ai beau en fabriquer, y en aura jamais suffisamment d’assez justes, précis, appropriés ! Faudrait s’y mettre tous. Puiser au besoin dans d’autres langues : le mandarin, le sanscrit, le belge, pour tâcher à cerner le réel, pas arnaquer la vérité !
Son maintien ! Si tu voyais son maintien, bordel ! Cette taille flexible, ces seins parfaits, je répète en deux mots : par-faits ! Ce fessier inouï, je dis bien : i-nouï ! Le cou ! Viens regarder son cou et tu comprendras ce que c’est qu’un cou ! Tous les cous que tu as pu voir avant elle n’étaient que des manches à tête ! Mais le sien, vérole ! Le sien !!! Le visage ! Pas du tout la frime magot ! Tu as maté des statues grecques ? Diane, Machine, Chochotte ! Tout ça, en marbre blanc. Oui ? De la merde ! Elle possède un ovale si infiniment parfait que tous les ovaux (Béru dixit) existant ne sont que des cercles déformés. Les pommettes, je t’en cause pas, ou à peine. Presque géométriques, hautes, faisant sur les joues une ombre délicate. La bouche ! Putain, la bouche ! Charogne, la bouche ! Tu sais comme elles l’ont mince, les Asiatiques ! En fente de tirelire, en cicatrice d’appendicite. Chiang Li, elle, sa bouche c’est toute la volupté du monde. Une bouche peinte par Man Ray ! Tampon encreur ! On est passé par le nez ? Pas encore ? Tout ce que je saurais t’en dire, c’est qu’un nez pareil, tu ne peux pas le moucher, ni poser des lunettes dessus, ni mettre des gouttes dedans. C’est le nez. Prototype, tu see ? Joyau Cartier ! The nose ! Faudrait un écrin cuir-de-Cordoue-satin. Ces Jaunasses, habituellement, elles ont le pif de Cassius Clay. Plus ou moins. Moi, leur blair, j’ sais pas pourquoi, il me fait songer à la mort. Je suis bizarre, non ? Eh bien, le tarbouif à Mam’zelle Lamoon, c’est à la vie qu’il me réfère. À la vie noble de l’art. La grâce, l’impeccabilité.
Mais le sublime, c’est les yeux, mon pote ! Alors là ! Alors là ! Tu meurs. Ils sont obliques, certes, mais si veloutés, si ardents, si pleins d’éclats éblouissants ! Que ton regard croise le sien et t’es foutu ! Foudroyé debout ! Tu viens de toucher une ligne à haute pension, comme dit le Gravos. Impossible de t’en arracher. Faut que ce soit elle qui prenne l’initiative de la séparation, qu’elle interrompe le courant. T’aperçois l’infini. Tu es en pleines nuées ardentes. T’es gâteux à te pisser parmi.
Moi, je sidère éperdument. Je voudrais causer, mais mes cordes vocales se sont détendues et font la lanière de fouet qui pendouille. Plus moyen d’émettre un son, une voyelle, voire une infime consonne, cette parente pauvre de l’alphabet. J’ai du cloaque dans le gosier.
Et voilà que j’opère un truc que je ne prévoyais pas. Toujours, ton Sana, si t’as remarqué ? Il échafaude, et puis au dernier moment, se livre à une réaction contraire.
Inattendu, ton bien-aimé commissaire de tes deux. Avec lui, Grouchy est à l’heure, toujours ! L’instinct ! C’est son maître absolu, à l’Antonio, l’instinct. Il peut combiner tout ce qu’il veut, si l’instinct renâcle, y a rien de fait.
Sans un mot, je prends l’album de ses photos dans ma poche poitrine et le lui présente.
En fille réservée, toujours sur son quant à elle, Chiang Li se garde bien d’y toucher. Elle bêche un grand coup en me flagellant de son regard de chatte sur une bite brûlante. Fait un mouvement pour passer.
Alors j’ouvre l’album à deux mains et le lui présente. Elle s’arrête, saisie comme on dit. Saisie, j’ai bien noté. Y en a plein la littérature, bonne ou mauvaise : « Il s’arrête, saisi ». Bon, alors, y a aucune raison que pas moi.
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