L’incident se produit peu avant l’aire de stationnement de Damenhandtasche. Une Mercedes surmontée d’un gyrophare arrive à notre hauteur et se met à klaxonner. Il y a deux hommes à bord. Celui qui occupe la place passager passe un bras hors de sa portière et, d’un geste mécanique répétitif, m’indique que je dois m’engager sur la bretelle livrant accès au parking. J’obtempère.
— Vous alliez trop vite ? me demande Kitège.
— Je ne pense pas. D’ailleurs, la vitesse n’est pas limitée sur les autoroutes allemandes.
L’homme de la Mercedes m’enjoint maintenant de stopper.
Je.
Alors il sort de sa guinde pour s’approcher de la mienne en portant deux doigts au bord de son bada en un geste très perdreau, de politesse guindée.
Je baisse ma vitre. Alors le gus que je te cause sort de sa fouille une petite bombe à gaz noire et me pulvérise une grande giclée dans les trous de nez.
C’est du chouette ; pas du tout de la poudre à éternuer. Le temps de piger que je viens de me faire opérer comme un plouc et j’ai perdu conscience en moi !
C’est un gaz bizarre, qui te neutralise, te fait vagabonder dans les vergers en fleurs, mais te laisse la notion du réel. Je sens très bien qu’on m’arrache de mon siège et que deux personnes m’aident à tituber jusque dans l’habitacle du camping-car. Là, je suis virgulé sur le plumard et on me ligote bras et jambes. Et puis on fait pareil avec la tendre Kitège. Son doux parfum me parvient et me grise. Il a la santé, l’Antonio, non ? La bitoune chevillée au corps !
Quelqu’un s’est mis au volant et on repart. On roule dru. A fond la caisse. Le balancement finit par me déconnecter et je sombre dans une grisaille nauséeuse qui n’est ni du sommeil, ni de l’évanouissement classique, mais plutôt une profonde torpeur.
La durée du voyage ?
Alors là, je ne saurais l’apprécier. Peut-être une heure ? Peut-être davantage ?
Le mobile home ralentit, s’arrête. Je perçois le ronronnement de son moteur répercuté par d’étranges échos. Puis on coupe le contact. Suivent une succession de heurts réverbérés par un vaste local qui forme caisse de résonance.
Les lourdes du camping-car s’ouvrent, des hommes se saisissent de nous et nous sortent du véhicule. Ils nous balancent sans ménagement sur un tas de vieux pneus. Je vois des poutrelles de fer, des verrières aux vitres sales et brisées, des bagnoles vétustes abandonnées dans différents points du colossal hall désaffecté où nous avons abouti.
Un groupe de bonshommes en salopettes noires entourent ma chignole repeinte. Pour ce que ça aura servi, le boulot du môme Roro ! Ils sont quatre, plus les deux gonziers en tenue de ville qui nous ont alpagués et qui, eux, regardent usiner leurs potes. Les gars en noir s’agitent comme des fourmis et font autant de travail que ces petites ouvrières. Tu les verrais décortiquer notre beau fourgon de luxe ! En un instant, ils l’ont vidé de son mobilier, ont arraché les placards muraux, le lavabo, l’évier, la douche. Ils ont sorti les banquettes de la cabine, le réchaud à butane, les chiottes.
Pas un mot ! Ils s’agitent sans bruit, ou presque. Précis, efficaces. L’un d’eux dresse une petite échelle d’aluminium contre la carrosserie pour explorer le dessus de la voiture. Il sonde à coups de pique, crevant sans vergogne le toit, puis la carrosserie.
Un autre, armé d’une petite grue de garage dépose le moteur. Bientôt, les lutins couleur de suie glissent un élévateur à bagnoles sous les roues pour soulever le mobile home. Avec une chignole électrique, ils percent le plancher. Les roues sont ôtées, les essieux arrachés.
Ils poursuivent leur tapin inexorablement, toujours sans échanger une syllabe. On dirait qu’ils s’activent à l’intérieur d’une basilique, tellement les sons se trouvent répercutés à l’infini.
Je les regarde dépecer le véhicule en songeant que Mathias est un génie. Mais quelle pitié ! Ce véhicule si performant réduit à néant ! J’en chialerais !
A la fin, les types sont écarlates et ruissellent de sueur. Ils cessent de fonctionner. Les bras ballants, la poitrine haletante, ils adressent aux deux « civils » des mimiques impuissantes.
Celui qui m’a sulfaté est un anguleux blafard au nez busqué, aux lèvres minces.
Il vient à moi, mains aux poches et, à brûle-pourpoint, demande :
— Où ?
Vachetement laconique, hein ? Pour la concision, tu ne peux guère faire mieux.
Je soutiens son regard de boa à qui on fait languir son rat du samedi soir.
— Cherche ! lui rétorqué-je.
Il me file son talon en pleine bouille, ce qui ne va pas réparer les dégâts que m’a infligés Alexandre-Benoît. Mais il est sans haine. Il joue le jeu, voilà tout.
— Où ? répète-t-il.
Une question en deux lettres, d’une parfaite précision.
Je pourrais également lui répondre en deux lettres en lui disant « Là » et en lui désignant l’endroit critique. Je m’en abstiens. Mission is mission . La garde meurt mais ne se rend pas (l’hagard demeure mais ne se rend pas).
Son long regard incisif me pilorise un bout de temps. Puis il retire sa jauge, se rend compte qu’il me reste suffisamment de carburant volonté pour tenir le coup jusqu’aux prochaines vacances de mardi gras et m’oublie momentanément. Il conciliabule avec les autres.
Visiblement, une décision est prise. L’un des hommes en noir va quérir un jerrican d’essence quelque part dans l’immensité du hangar. Il le ramène jusqu’à moi, me le fait renifler.
— Pétrol ! il articule.
Ensuite il s’approche de Kitège, dévisse le bouchon du jerrican et se met à asperger la mignonne à grandes giclées.
Putain, voilà que la situation s’aggrave ! Ils ne vont tout de même pas…
Ben si, que veux-tu. C’est des déterminés. Pas des méchants, juste des messieurs résolus, qui entendent aboutir coûte que coûte.
L’homme qui m’a kidnappé ramasse un journal datant de la reddition de Sedan, le roule en torche et y met le feu à l’aide de son briquet.
Sans se presser et tandis que l’édition du Fauderchzeitung s’embrase, il me demande pour la troisième fois, en approchant sa torche de la môme :
— Où ?
— O.K. ! O.K. ! empressé-je, vaincu par la raison du plus fort, qu’on continue d’estimer être la meilleure. Eteignez votre saloperie, je vais tout vous dire.
Placido, comme Domingo, il laisse tomber l’imprimé en feu sur le sol de ciment et le piétine pour l’éteindre.
Quand son menu brasier n’est plus que cendres, il m’interroge de la tête.
— Détachez-moi, je vais vous montrer, déclaré-je.
Le chef enjoint à l’un de ses hommes de me déboulonner, ce qu’il fait en deux coups de couteau.
Je me lève alors, quitte notre couche de pneus pour m’approcher de notre mobile home qui n’est plus home ni mobile du tout depuis que ces vilains cancrelats se sont « occupés » de lui.
— En dehors de l’adverbe « où », vous comprenez le français ? je lui demandé-je-t-il.
— Très bien.
— Parfait. Alors je vais vous révéler l’astuce de notre spécialiste, cher monsieur. Mais auparavant, je voudrais que vous fassiez également délier mademoiselle. Elle est imbibée d’essence et une escarbille de cigarette est si vite arrivée.
— Volontiers.
Lorsque Kitège a recouvré la liberté de ses mouvements, je lui dis de prendre sa valise qui fait partie de la montagne hétéroclite déchargée du camping-car et de se changer.
Les six gusmen s’impatientent. Pourtant, elle est chouette à regarder, la chérie ! Le chef du commando m’empoigne par un revers.
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