Miracle ! Au premier jet, je ramenis un poisson de deux livres au moins qui ressemblait à une truite mais qui n’était pas une truite ! Je me débatta plus de dix minutes avec le bestiau avant de le recueillir dans mon filochon neuf où il continua de s’agiter comme un chat dans un sac. Ensuite, je le ramenis triomphatalement à la grosse Bertha. Elle me dit qu’il fallait continuer afin que nous eussions chacun le nôtre. Je retournas donc, mais la capture du big poissecaille avait dû remue-ménager les ondes du lac car ses potes me tirèrent des bras d’honneur depuis leur aquatique demeure, dirait ce con de La Fontaine.
Pourtant, au bout d’une heure, j’eus une touche sérieuse et mon moulinet se mit à feuler comme un tigre en rut. Je ferrai sec. Là, c’était un client sérieux et qui n’entendait pas se laisser mettre à terre. Il filait dans les profondeurs à une allure supersonique et j’avais beau mettre le frein, il plongeait de plus en plus profond. Sur ces entrefaites, Alexandre-Benoît me héla.
— Viens vite, Antoine !
Moi, entre un poisson et un minerai rarissime, je n’hésite pas : je choisis le minerai. Je tirai en forcené sur ma canne. Le fil se brisa et le monstre s’en fut montrer son nouveau bridge à ses camarades lacustres.
Je pressai le pas en direction du Gros. Il était torse nu, sa face rougeaude ruisselait de sueur.
— Tu as trouvé ? lui demandis-je.
— Oui, mais pas c’que t’escontassais, répond-il.
C’est plus qu’un trou : une fosse…
Large et profonde.
Elle ne contient pas un caisson de ciment, mais un cadavre.
Celui d’une femme.
Une fille blonde et jeune vilainement décomposée malgré qu’elle n’ait pas été inhumée depuis longtemps. Pourtant, je la reconnus aisément : il s’agissait de la gentille Karola Heinaven par qui l’affaire a été connue. Une sale odeur sort du trou. Je détourne les yeux de l’affligeant spectacle. Je me sens désert et vachement biodégradable.
Pauvre chère petite au corps si appétissant. Elle faisait si bien et si gentiment l’amour ! Des larmes de feu me brûlent les paupières. Je la revois dans mon studio polisson des Champs-Zé, pleine de vie somptueuse, offerte, rieuse, belle à crever. Ben voilà : elle est crevée. Pas d’avoir été belle, mais d’avoir été la détentrice d’un secret.
Je lis toute l’histoire dans le ciel ouaté de Laponie. En venant à son ambassade parisienne demander l’adresse des Services d’espionnage français, elle a attiré l’attention d’un employé allié aux Popoffs. Celui-ci a averti les Soviétiques et l’on a dépêché un agent à la môme. Elle l’a envoyé chez Plumeau, mais n’a pas été quitte pour autant. Les Ruskoffs ont vite établi le lien entre Karola et Mikhael qui est mort dans ses bras à l’hosto de Rovaniemi.
Lorsque ma déesse blonde a été de retour en Finlande, ils se sont emparés d’elle, l’ont fait parler et l’ont amenée sur les lieux de la planque. Sous l’effet de la torture, Karola a indiqué l’emplacement du foutu caisson. Les Russes ont alors récupéré celui-ci, après quoi ils ont assassiné la môme et l’ont enterrée à la place du minerai.
Voilà pourquoi la région me semblait déserte : elle l’est. Les Services soviétiques ont obtenu satisfaction et sont rentrés chez eux : mission terminée, mon empereur ! On les a décorés de l’Ordre de Bougnazal II (celui de Lénine étant périmé), leur a donné de l’avancement, et maintenant l’affaire est classée. On s’est cogné tout ce voyage bidon pour la peau ! Charmant !
— Qu’est-ce que je fais ? demande l’Auguste.
— On récite une prière et tu rebouches le trou !
— C’est râpé ?
— Jusqu’à la trame. Il m’est parfois arrivé de l’avoir dans le cul, mais rarement à ce point. Quand tu auras fini, on lèvera le camp et on rentrera à la maison.
Et puis, que veux-tu, je retourne pêcher.
Oui : pêcher, tu as bien lu. Juste pour enchaîner des instants à celui, monstrueux, que je viens de vivre. Pêcher pour essayer de surmonter ma peine et ma déconvenue. Tout ce bigntz dûment organisé en pure perte. Et cette jeune existence fauchée en plein vol, comme l’écrirait Robbe-Meunière. Cette ravissante fille morte d’avoir révélé le secret qu’elle détenait ! Si elle avait fermé sa jolie gueule, elle vivrait encore, et pour longtemps. Elle soignerait des malades, assisterait des mourants, prendrait des chibres plein son joli cul. Et maintenant, la voilà enfouie dans le sol d’une forêt malade.
Ma gorge se noue, mon cœur fait le vieux tacot dans une montée. Je chiale en lançant ma cuiller loin dans l’étendue plate de l’immense lac. La grosse larme d’acier part en sifflant : ploc ! Je mouline automatiquement. Tiens, voilà que ça mord de nouveau. A la secousse je pressens une truite, une authentique. Et pas une baleine ! De la belle truite-portion, comme disent les hôteliers. Elle jaillit de l’onde, y replonge. Je la ramène inexorablement : par ici la bonne soupe !
Cette prise me distrait un peu de mon chagrin. La bête renâcle, mets-toi à sa place ! Un crochet dans les naseaux, et une force irrésistible qui t’arrache à la paix des profondeurs (c’est l’happée des profondeurs !).
Tandis que je luttaille avec elle, je perçois un bruit de moteur. C’est si inattendu, si insolite et inconvenant dans la tranquillité figée de cette nature détruite (des truites) que je n’en crois pas mon sens auditif. Depuis quarante-huit heures, le silence n’était troublé que par les cris du bambin et les pets de son père, plus, bien sûr, les mugissements de Berthe accusant réception de ses tringlées.
Je capture ma truite : c’en est bien une. L’assomme sur un rocher. Et alors je me consacre pour de bon au bruit de moteur. Il provient du large. Le lac Nikitajärvi, pour te dire, ressemble presque à une mer intérieure. Tu aperçois la rive d’en face parce qu’il forme un téton, mais sur la gauche, ses limites se perdent dans une brume estompeuse.
A force de scruter cet infini liquide, je finis par distinguer un point sombre frangé d’écume ; ça, c’est un canot automobile, je te parie tes couilles contre une merguez sous cellophane. Abandonnant ma canne à lancer, je fonce jusqu’à Béru. Il achève de combler la fosse.
— T’es pas trop crevé ? hargneuse-t-il. Je voudrerais pas qu’ tu t’ fissasses un tour d’reins en maniant ta canne à pêche, mec !
— Voilà quelqu’un, éludé-je. Remise tes instruments et fous des branchages sur la terre remuée.
Et je retourne pêcher.
Le canot se précise. Il a une drôle de forme : aplatie, et une drôle de couleur : jaune pisseux. A son bord, un seul personnage : un homme d’une soixantaine d’années dont le visage est coupé en deux par une forte moustache blanche. De loin, on dirait deux moitiés de gueule séparées par un intervalle. Au fur et à mesure qu’il approche, je constate qu’il porte un semblant d’uniforme : veste verdâtre à boutons dorés, képi plat à visière noire.
J’adresse un signe de bienvenue au canotaumobiliste, mais il n’y répond pas.
Bientôt, il baisse les gaz de son Evinrud, puis les coupe tout à fait, s’empare d’une gaffe terminée par un crochet et accoste. Il jette un cordage sur le sol, saute sur la terre ferme et finit par amarrer son bâtiment à une grosse pierre.
Alors il vient vers moi et, naturellement, ce vieux con m’adresse la parole en finlandais. Y a des mecs, je te jure, qui ne doutent de rien ! Non mais ce qu’il faut tenir comme couche pour parler finlandais ! Surtout à quelqu’un venu d’ailleurs ! Et il trouve ça tout naturel, le moustachu. T’es là, made in France , tu pêches, et môssieur se met à gutturer avec des mots bourrés de « a » et de « u » à trémas. Et il attend une réponse, ce vieux nœud !
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