C’est un type pas comme tout le monde, Uhro. Un sauvage à cheval sur le règlement. Il ne doit pas oublier mes photos compromettantes. Elles vigilent quelque part dans son esprit embrumé. La défiance subsiste à mon endroit. Je reste le salaud en infraction qui a eu le culot de le flasher pendant qu’il se laissait décaper la membrane. Et qui le fait chanter. Qui le contraint à faillir à son devoir ! Non, je n’obtiendrai rien. A moins que… Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Faut que je passe en revue les gadgets que m’ont préparés les Services du général Durdelat.
Ils se trouvent dans la cabine : une niche secrète aménagée sous le siège du passager. J’en sors une boîte carrée, assez plate, en métal capitonné à l’intérieur. Je l’ouvre et me mets à en dresser l’inventaire. Intéressant. Illico, je déniche ce qui convient au garde : un petit sérum de franchise tout prêt à l’injection dans une minuscule seringue. La notice précise que le produit peut être « administré » dans le gras du dos, par surprise, à travers les vêtements ; que son effet est à peu près immédiat et qu’il dure une heure environ (selon le sujet).
On va bien voir.
Faut dire que l’aiguille est très petite. Il croit à une piqûre de « moskito » et se donne une claque sur l’omoplate, ce qui n’est pas très fantoche. Et puis il oublie. D’autant plus zézément qu’il est bourré raide, le chevalier du lac. Sa moustache n’est plus horizontale. Elle plonge à gauche et se redresse à droite, à la chapeau de bersaglier. Il lui est venu des poches sous les lampions, grandes comme des sacs tyroliens.
— Arrête de le faire pinter, Gros, dans dix minutes il ne pourra plus parler !
Ses vasistas deviennent déserts comme la surface du lac. Je me place en face de lui.
— Il y a quelques années, fais-je, vous avez dû assister à un drôle de cirque, depuis votre cap, Uhro.
— Comment ça ?
— Je parle du jour où les Russes n’ont pas hésité à violer l’espace aérien pour courser un des leurs en hélicoptères.
Une lueur de compréhension passe sur l’écran blanc de son regard.
— Ah ! oui… Je vois ce que vous voulez dire ! En fait, c’est moi qui ai donné l’alerte. Sur le moment, j’ai cru qu’une nouvelle guerre commençait avec ces salauds ! En réalité, on l’a su par la suite, ils voulaient récupérer un technicien de chez eux qui avait choisi la liberté. En fin de compte, ils l’ont abattu à la mitrailleuse. Quand je suis arrivé sur les lieux, il vivait encore, mais en voyant ses blessures, j’ai tout de suite compris que c’était fini pour ce pauvre gars.
— Il pouvait parler ?
— Il disait des mots sans suite. Et puis les secours sont arrivés et il a été conduit à l’hôpital en hélico sanitaire.
— Ensuite, que s’est-il passé ?
— Les services de l’armée ont évacué sa chenillette des neiges.
— Mais d’autres gens n’ont pas tardé à draguer dans la contrée, je parie ?
— Exact. Des touristes. Ils ont établi un campement, beaucoup mieux organisé que le vôtre, soit dit sans vouloir vous vexer.
— De quelle nationalité étaient-ils ?
— Allemands, d’après les plaques minéralogiques de leurs véhicules. Allemands de l’Est.
— Ils sont demeurés longtemps ici ?
— Plusieurs semaines : la forêt n’avait pas encore été détruite. Mais, quand ils ont été partis, il en est revenu d’autres : des Suédois ; et après eux, des Autrichiens. Ce putain d’endroit où l’on ne voyait jamais personne s’est mis à intéresser des tas de gens. Imaginez-vous que le diable d’insecte s’est abattu sur la région et s’est mis à bouffer nos arbres par le haut. Et un jour, les cimes étant complètement dénudées, qu’est-ce j’avise, au sommet du plus haut épicéa ? Un appareil de prise de vue. Son objectif brillait au soleil, c’est ce qui a attiré mon attention. Un câble en partait, qui était fixé à d’autres fûts et qui filait loin. Seigneur ! Quel travail ça représentait ! Je me suis mis à le suivre après avoir fait éclater la lentille de la caméra d’une balle bien placée. Eh bien, figurez-vous que le câble en question plongeait dans le lac ! Vous m’entendez, l’ami ? Dans le lac. J’ai bien tenté, avec une gaffe maniée depuis ma barque de continuer à le suivre, mais le Nikitajärvi est le lac le plus profond de toute la Scandinavie, c’est pour cela qu’il s’y perpétue des espèces qui n’existent plus nulle part ailleurs.
— Donc, vous ignorez où le fameux câble aboutit ?
— Complètement. Mais si vous voulez ma conviction intime, il y a du Russe là-dessous.
— Vous avez signalé la chose aux autorités finnoises ?
— Evidemment.
— Et alors ?
Uhro reproduit avec la bouche ce bruit fameux que Bérurier exécute si parfaitement avec son anus.
— J’ignore s’ils ont donné suite, « là-haut ». Il y a des moments, on dirait que les Popoffs leur font peur. Ils ont oublié que de 1941 à 1944 on leur a tenu la dragée haute avec notre petite armée !
Il va probablement me raconter sa guerre (il a dû la faire), mais comme je m’en tartine la peau des burnes, je le branche illico sur autre chose.
— Dites-moi, cher Uhro, ces derniers temps, avant que nous ne venions, il y a eu des visiteurs à l’endroit où nous campons ?
— C’est ce que ma nièce m’a appris. J’étais en inspection sur la rive est, ce qui me prend deux jours. Kitège observe pour moi, en mon absence. Elle prétend avoir vu arriver ici deux voitures du genre Land Rover d’où sont descendues plusieurs personnes. Vous n’ignorez pas combien les bruits portent loin, sur l’eau. Kitège prétend avoir entendu des bruits de pioche. Mais ça n’aurait duré qu’une heure environ. En tout cas, lorsque je suis rentré de ma tournée, il n’y avait plus personne par ici.
— Dites-moi, mon brave Uhro, après l’incident de frontière avec les Russes, il y a quatre ans, avez-vous reçu la visite de gens désireux de vous questionner ?
Le vieux ne répond pas tout de suite. Puis, se décidant après une lutte intérieure :
— Non, je n’ai pas reçu de visite, pourtant je crois bien avoir été questionné.
— C’est-à-dire ?
— Un jour, en forêt, derrière chez moi, j’ai rencontré deux hommes qui chassaient l’oie sauvage. Ils m’ont montré leurs permis. Tout était égal. Ensuite, ils m’ont offert une rasade d’aquavit. J’ai accepté de boire un bon petit coup. A peine je leur ai rendu leur gourde que je me suis écroulé par terre. Quand je me suis réveillé, j’avais un mal de crâne phénoménal et l’impression d’avoir subi un long interrogatoire épuisant. Vous savez, y a des sales types qui n’hésitent pas à vous médicamenter de force pour vous obliger à parler.
— Quelle horreur ! lâché-je, sincèrement.
Je le reconduis jusqu’à son grand canot. Il est complètement schlass, Uhro !
En grimpant dans son embarcation, il bute sur un plot de ciment placé à l’avant et va s’ouvrir la peau du crâne contre le banc de nage. Il sacre (le sacre du printemps), étanche le raisin qui dégouline jusqu’à sa moustache avec un large mouchoir à carreaux en m’expliquant que l’administration a mis à sa disposition un canot tellement mal foutu que, s’il ne le lestait pas à la proue, une fois lancé à pleine vitesse, il lèverait tellement du nez qu’il se retrouverait le cul dans l’eau avec son Evinrud. Bon, il s’affale près du moteur et tire sur le lanceur. Ça ronfle. Je détache la corde maintenant le rafiot à la rive et le repousse du pied. Pépère, la force de l’habitude aidant, décrit la bonne manœuvre et s’éloigne.
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