C’est Justin Coudebyte et son scout de France qui tentent le tout pour le tout. L’avisant, je bondis à l’arrière de sa Ford Mondeo. Un dernier tas de sable à escalader. Le moteur s’enrogne, les boudins patinent. L’inspecteur Morflet est un as du volant, il arrache la tire des embûches (de Noël) et rallie la chaussée.
Devant nous, la voie de droite est déserte. On avale ce qui reste d’avenue et là il faut choisir :
— Droite ! gueulé-je.
Au pifomètre. Je branche la phonie avec notre propre camionnette.
— Ici Sana, le môme continue de parler ?
Voix de Mathias :
— Il vient de mentionner la Madeleine.
Putain, déjà !
— Tu me retransmets tout ce qu’il dit au fur et à mesure, je suis dans la guinde de Coudebyte.
Direction Madeleine. Pas la peine de le préciser à Morflet. Il fonce à tombereau ouvert, comme dit Béru, coupe les priorités, se torche avec les feux rouges, écorne les bagnoles. Les collègues de la circulation nous font un concert de bengalis siffleurs.
— T’as pas ton gyrateur ? demandé-je au chauffeur.
— On avait dit « totalement banalisé », répond Justin, bourru. Et je vous signale qu’on roule à bord de MA voiture !
— Les frais de carrosserie seront pour la Maison, tenté-je de le rassurer.
— Ceux d’hôpital aussi ?
— On assume tout, y compris les funérailles.
La voix laconique du Rouquemoute :
— Boulevard Saint-Germain.
Trois minutes plus tard, nous franchissons la Seine.
On doit gagner du terrain sur eux, je sens.
Personne ne pipe mot : on se cramponne. Ça me rappelle une étape de montagne du Tour de France que j’ai suivie avec Jacques Chancel. J’étais à l’arrière de la grosse Peugeot que pilotait un spécialiste et j’ai passé mon temps à tenter de maintenir un semblant d’équilibre, les pinceaux engagés sous le siège avant, la main droite cramponnée à la poignée de soutien fixée au-dessus de la portière, la gauche enfoncée entre le dossier et le coussin de mon siège. Là, c’est du kif.
Voix de Mathias :
— Ils changent de véhicule rue du Bac ! Mais ses ravisseurs commencent à se douter de quelque chose car l’un d’eux vient de lui dire : « Qu’est-ce que tu marmonnes, petit con ? Ne cherche pas à nous feinter sinon je t’en mets une dans le ventre et tu te démerderas avec ! » Son acolyte a ajouté : « Quand on aura changé de voiture, rue du Bac, je le fouillerai ! »
On finit par établir une sorte de duplex, Mathias et moi, pendant que notre Alain Prost de service pédale à toute vibure en direction de cette rue du Bac qui fait rêver tant et tant de lycéens !
Une traduction simultanée. Il répète les paroles de Toinet automatiquement, au fur et à mesure qu’il les capte. Et de même, les paroles des gars qui procèdent à ce que je crains fort de devoir appeler « son kidnapping ».
Je te livre en vrac ce que je reçois :
« — Dis donc, le melon, on va bientôt se quitter ; commence à ralentir. »
……
« — Toi, petit con, si tu bronches pendant le changement de bagnole, je te le répète : une balle dans les tripes, ça me démange. Et tu sais, une bastos à cet endroit, on ne s’en remet pas, excepté le pape. »
………
« — Jim ! Tu te chargeras de l’attaché-case. »
………
« — Hé ! le melon ! Tu aperçois cette boulangerie, sur la droite ? Tout de suite après, il y a une impasse, tu y pénétreras. »
…………
Le gosse vient de chuchoter que la boulangerie en question s’appelle « Au Pain doré ».
…………
La voiture vient de s’arrêter.
(Voix d’un des gars :)
« — Occupe-toi de Sidi-Bel-Abbes, Jim ! Je file devant avec Ducon. »
— Attends, le môme chuchote…
Mathias répète :
« — Renault 5 rouge, 2, 4, 7, 9, M, R, G, 7, 5. »
— Magnifique ! exulte Justin Coudebyte. On va pouvoir lancer une alerte générale.
Et ma pomme :
— Non, mon vieux. Si on fait ça, c’est foutu.
— Mais le garçon ?
Je ne réponds rien. Je pense à ma Félicie, la chère chérie. Si elle savait quels risques je fais courir à Toinet, elle croirait que j’ai perdu l’oraison, comme disait Bossuet.
Notre chauffeur fait chuter une poubelle intempestive. Des passants nous font le poing (et pas dans la poche !). Ça y est, voilà la rue du Bac ! La boulangerie d’où s’échappent d’embaumantes odeurs.
— Le contact est rompu ? interrogé-je.
— Le ravisseur d’Antoine a commencé une phrase dont je n’ai pas entendu la fin. Il a dit : « Tu sais que t’es belle avec ça ? » Je pense qu’il devait s’agir de la boucle d’oreille et qu’il la lui a arrachée !
— Merde !
— Alors, monsieur le directeur, l’alerte générale ? revient à la charge Justin Coudebyte.
Je soupire :
— Evidemment !
Il fait le nécessaire sans me quitter de son regard opprobrateur. Dans sa prunelle zébrée d’un trait de vinaigre, comme les œufs au plat de mon Dauphiné natal, je lis : « Si on ne retrouve pas le môme à temps, ce sera à cause de tes quelques minutes d’hésitation, grand bellâtre à la con ! »
* * *
Comme l’a prévu Mathias, le conducteur du taxi a bel et bien été contondé de première. On lui a gaufré la calebasse au moyen d’un outil d’acier car sa boîte crânienne a craqué et le pauvre Arbi va en avoir pour lurette avant de retrouver son volant, en admettant qu’on puisse lui colmater la coquille.
Le temps d’évaluer le désastre et on repart. Direction : Porte d’Italie. In my opinion , les tourmenteurs de mon « fils » se dirigent vers l’autoroute de l’Ouest. Pourtant, s’ils comptaient entreprendre un long trajet, se seraient-ils assurés le concours d’une petite voiture ? Quand on vole des tires (comme la Porsche de tout à l’heure par exemple) on n’a que l’embarras du choix.
Parvenus à l’embranchement, je renonce.
Ma gamberge emmêlée se débroussaille un chouïa. J’opère un raisonnement inverse. Ça ne rime rien, un long départ. Le rapt d’Antoine a été préparé très intelligemment. Si une voiture attendait le relais à Saint-Germain-des-Prés, c’est parce qu’elle n’avait plus très loin où aller. Sinon elle aurait été placée beaucoup plus près de l’hôtel, pour rendre la décarrade plus rapide.
Un grondement de torrent en crue emplit ma tête : c’est celui de mon cœur en folie. S’il continue de la sorte, je vais le dégueuler dans la tire de Coudebyte.
Trois quarts d’heure d’errements éperdus. Et brusquement, la nouvelle tombe :
— L’auto rouge a été retrouvée devant le 8 de la rue du Sergent-Barrayer, à Denfert-Rochereau.
Vide.
* * *
Le 8 concerne une construction de deux étages, passablement décrépite. Un Utrillo ! Paris qu’engloutit le béton conserve encore, de-ci, de-là, les pustules d’un passé où il était encore Paris. Maintenant qu’il pyramide du Louvre, qu’il arche de la Défense et colonne de Buren ; maintenant que les voies de grande circulation le fouillent, le forent, le torturent et que des gratte-ciel tentaculaires pour population tant acculée, le font ressembler à São Paulo, il n’est plus qu’un Paris de nécessité. Un jour viendra, je redoute, où les principaux monuments seront conservés sous d’immenses cloches de plexiglas pour être protégés des agressions gazeuses et mycologiques auxquelles l’homme, lui, aura su s’adapter.
Je t’en reviens à cet Utrillo. Sur le mur qui le protégeait (car il est en ruine), on peut encore lire « Octroi ». C’est devenu, depuis le temps des gapians, la crèche d’un fondeur en je ne sais quoi. Dans le jardin et la cour qui l’entourent, on voit une accumulation de choses en fonte : des bancs de square, des tables de jardin, des vasques pour bassins de châteaux, et une foule de ces énormes objets d’extérieur que ce con de Louis XIV a laissés derrière lui, pompeux étrons de son interminable règne.
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