— Loussa, ma sœur se marie demain.
Il ne connaissait pas ma famille. Il n’était jamais venu à la maison.
— C’est certainement une chance pour son mari, dit-il.
— Elle épouse un directeur de prison.
— Ah !
Oui, c’était bien son opinion : « Ah ! » Il y eut quelques feux rouges grillés, quelques croisements périlleux, puis il demanda :
— Elle est vieille, ta sœur ?
— Non, elle va avoir dix-neuf ans ; c’est lui qui est vieux.
— Ah !
L’odeur de Julius profita du silence pour s’installer. Julius le Chien avait toujours procédé par effluves. D’un même mouvement du poignet, Loussa et moi baissâmes nos vitres respectives. Puis, Loussa dit :
— Écoute, ou tu as envie de parler, ou tu as besoin de te taire, mais dans les deux cas je te paye un canon.
Il fallait peut-être que je raconte ça à quelqu’un, au fond, quelqu’un qui ne fût pas au courant. L’oreille droite de Loussa ferait l’affaire.
— Depuis que la guerre m’a crevé le tympan gauche, disait-il, mon oreille droite est devenue plus objective.
* * *
HISTOIRE DE CLARA ET DE CLARENCE
Chapitre premier : L’année dernière, alors qu’on égorgeait les vieilles dames de Belleville pour leur piquer leurs économies, mon ami Stojilkovicz, une sorte d’oncle serbo-croate de notre petite famille, s’était mis en tête de protéger les vieilles que les flics laissaient à la merci du loup.
Chapitre deux : Pour ce faire, il les arma jusqu’aux dents, exhumant un vieux stock de pétoires qu’il tenait planquées depuis la Dernière Guerre dans les catacombes de Montreuil. Après avoir entraîné les vieilles dames à toutes les formes de tir dans une salle spécialement aménagée des mêmes catacombes, Stojilkovicz les avait tranquillement lâchées dans les rues de Belleville, aussi incontrôlables que des missiles à tête soupçonneuse.
Chapitre trois : Ce qui, bien entendu, ne fit qu’ajouter au massacre. Un inspecteur en civil, qui voulait aider une de ces jeunesses à traverser un carrefour, se retrouva sur le bitume avec une balle entre les deux yeux. Bavure : grand-mère était trop rapide.
Chapitre quatre : Du coup, la flicaille s’agite pour de bon et jure de venger le martyr. Deux inspecteurs un peu moins tartes que les autres découvrent le pot aux roses, et Stojilkovicz se retrouve en cabane.
Chapitre cinq (en forme de parenthèses, qui sont l’ in petto de la vie) : Au cours de leur enquête, les deux inspecteurs sont devenus des familiers de Belleville en général et de la famille Malaussène en particulier. Le plus jeune des deux, un certain Pastor, tombe raide amoureux de ma mère, laquelle décide, pour la huitième fois, de refaire sa vie avec un cœur flambant neuf. Exit maman, exit Pastor. Direction l’hôtel Danielli, à Venise. Mais oui.
Quant au second flic, l’inspecteur Van Thian, un Franco-Vietnamien au bord de la retraite, il a bloqué trois balles dans cette chasse à l’égorgeur et traîne une convalescence heureuse parmi nous. Tous les soirs, il raconte aux enfants un chapitre de cette aventure. C’est un conteur troublant : il a la tête d’Hô Chi Minh avec la voix de Gabin. Les enfants l’écoutent, assis dans leurs plumards superposés, les narines écarquillées par le parfum du sang et l’âme arrondie par les promesses de l’amour. Le vieux Thian a intitulé son récit La Fée Carabine. Il nous y attribue à tous les rôles les plus flatteurs, ce qui ajoute à la « qualité de l’écoute », comme on dit sur les ondes.
Chapitre six : Seulement, plus de Stojilkovicz, plus d’oncle serbo-croate à la voix de bronze, plus de partenaire pour mes parties d’échecs. Comme nous ne sommes pas du genre à laisser tomber un vieux pote, Clara et moi décidons de lui rendre visite dans sa geôle. On l’a entaulé à la maison d’arrêt de Champrond dans l’Essonne. Métro jusqu’à la gare d’Austerlitz, train jusqu’à Étampes, taxi jusqu’à la prison, et là, stupeur : au lieu de trouver une centrale aveuglée par des murs falaises, c’est une gentilhommière dix-huitième qui nous accueille, aménagée en taule, certes, avec cellules, casquettes, heures de visite, mais jardins à la française, aubussons aux murs, beauté disponible partout où se pose l’œil, et silence feutré de bibliothèque. Pas le moindre cliquetis, des couloirs sans écho, le havre. Autre sujet de surprise : après qu’un vieux maton, discret comme un chat de musée, nous a conduits à la cellule de Stojilkovicz, celui-ci refuse de nous recevoir. Brève vision par l’entrebâillement de sa porte : une petite piaule carrée, au sol jonché de papiers froissés, d’où émerge une table de travail croulant sous les dictionnaires. Stojilkovicz a entrepris de traduire Virgile en serbo-croate pendant sa détention, et les quelques mois qu’on lui a collés n’y suffiront pas. Alors, du balai, les enfants, s’il vous plaît, et faites passer la consigne : pas de visite à l’oncle Stojil.
Chapitre sept : L’apparition eut lieu dans les couloirs du retour. Car la première rencontre entre Clara et Clarence relève, oui, de l’apparition. C’était un soir de printemps. Un soleil feuille morte dorait les murs. Le vieux maton nous reconduisait vers la sortie. Nos pas s’étouffaient dans le silence d’un long tapis cardinalice. Il ne manquait que les paillettes de Walt Disney pour nous expédier main dans la main, Clara et moi, au paradis azur de toutes les réconciliations. Pour dire la vérité, j’avais hâte de me tirer. Qu’une prison ressemblât si peu à une taule chamboulait mon système de valeurs. Et je n’aurais pas été autrement étonné si le taxi diesel qui nous attendait à la sortie se fût métamorphosé en un carrosse de cristal tiré par cette race de chevaux ailés qui ne produisent jamais de crottin.
C’est alors que le prince charmant nous apparut.
Debout, long et droit, un livre à la main, au bout du couloir, sa tête blanche éclaboussée d’or par un rayon oblique.
L’archange soi-même.
La mèche de cheveux immaculés qui lui tombait sur l’œil figurait d’ailleurs assez bien l’aile d’un ange tout juste repliée.
Il leva les yeux sur nous.
Bleu ciel, les yeux, évidemment.
Nous étions trois devant lui. Il ne vit que Clara. Et, sur le visage de ma Clara, apparut ce sourire dont je redoutais l’éclosion depuis toujours. Seulement je pensais qu’elle en dédierait l’exemplaire original à un boutonneux imprécis — baskets et walkman — qui tomberait sous l’autorité du frère en succombant au charme de la sœur. À moins que Clara, qui ne brillait guère à l’école, ne nous ramenât un fort en thème un peu guindé dont notre fantaisie n’aurait fait qu’une bouchée. Ou un écolo que j’aurais converti à coups d’épaule d’agneau.
Non.
Un archange.
Aux yeux bleu ciel.
Âgé de cinquante-huit ans. (58 ans. Bientôt soixante.)
Directeur de prison.
Clouée aux cieux par la double intensité de ce regard, la terre avait cessé de tourner. Quelque part dans le silence des couloirs, s’éleva la plainte d’un violoncelle. (Je rappelle que tout cela se passait en prison.) Comme s’il se fût agi d’un signal, l’archange rejeta sa mèche blanche en arrière d’un gracieux mouvement de tête, et dit :
— Nous avons de la visite, François ?
— Oui, monsieur le directeur, répondit le vieux maton.
Dès cet instant, Clara avait quitté la maison.
* * *
— Mais dis-moi, demanda Loussa en reposant son verre, ils font quoi, là, au juste, tes taulards, dans ta prison de rêve ?
— D’abord, ce ne sont ni mes taulards, ni ma prison. Ensuite, ils font tout ce qu’on peut faire dans le domaine artistique. Certains écrivent, d’autres peignent, ou sculptent, il y a un orchestre de chambre, un quatuor à cordes, une troupe de théâtre…
Читать дальше