— Vous êtes le double douloureux de ce bas monde, Malaussène !
Ses mains s’agitaient sous mon nez comme des papillons obèses.
— Même moi j’arrive à vous émouvoir, c’est dire !
Elle planta son index potelé dans sa poitrine creuse.
— Chaque fois que vos yeux se posent sur moi, je vous entends vous demander comment une tête aussi monumentale a pu pousser au bout d’un pareil râteau !
Erreur, j’avais ma petite idée là-dessus : psychanalyse réussie. La tête est guérie et le corps est rayé de la carte. La tête jouit pleinement de sa guérison ; elle profite toute seule des bonnes choses de la vie.
— Je vous vois d’ici échafaudant l’histoire de mes douleurs intimes : un amour malheureux au départ, ou une conscience trop vive de l’absurdité du monde, et le remède final de la psychanalyse qui ôte le cœur et blinde la cervelle, le canapé magique, ce n’est pas ça ? Le tout-à-l’ego payant, non ?
(Eh merde !…)
— Écoutez, Majesté…
— Vous êtes le seul de mes employés à m’appeler ouvertement Majesté — les autres le font en coulisse — et vous voudriez que je me passe de vous ?
— Écoutez, j’en ai marre, je m’en vais, c’est tout.
— Et les livres, Malaussène ?
Elle a hurlé ça en bondissant sur ses pieds.
— Et les livres ?
D’un vaste geste elle a désigné les quatre murs de sa cellule. Les murs étaient nus. Pas un seul bouquin. Pourtant, c’était comme si nous étions tout soudain plongés au cœur de la Bibliothèque nationale.
— Vous avez pensé aux livres ?
La rage rouge. Les yeux lui jaillissaient de la tête. Lèvres violettes et gros poings tout blancs. Au lieu de me dissoudre dans mon fauteuil, j’ai sauté moi aussi sur mes pieds et j’ai gueulé à mon tour :
— Les livres, les livres, vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Citez-m’en un !
— Quoi ?
— Citez-moi un livre, un titre de roman, n’importe lequel, un cri du cœur, allez !
Elle a eu quelques secondes de stupeur suffoquée, une hésitation qui lui fut fatale.
— Vous voyez, triomphai-je, vous n’êtes même pas fichue de m’en sortir un ! Vous m’auriez dit Anna Karenine ou Bibi Fricotin, je serais resté.
Puis :
— Allez, Julius, on y va.
Le chien, qui était assis face à la porte, leva son gros cul.
— Malaussène !
Mais je ne me retournai pas.
— Malaussène, vous ne démissionnez pas, je vous vire ! Vous puez plus que votre chien, Malaussène, vous parlez du cœur comme on refoule de la bouche ! Vous êtes une chiure d’homme, un faux cul que la vie nettoiera sans que je m’en mêle, foutez-moi le camp, nom de Dieu, et attendez-vous à recevoir la note, pour le bureau saccagé !
Je ne veux pas que Clara se marie.
Il me fallut attendre la nuit profonde. Alors seulement je compris pourquoi j’avais rendu mon tablier de bouc à la reine Zabo.
Je m’étais réfugié dans les bras de Julie, ma tête s’était enfouie entre les seins de Julie (« Julie, je t’en supplie, prête-moi tes mamelles »), les doigts de Julie rêvassaient dans mes cheveux, et ce fut la voix de Julie qui alluma ma lanterne. Sa belle voix feulée des savanes.
— Au fond, dit-elle, c’est parce que Clara se marie demain que tu as démissionné.
* * *
C’était vrai, nom d’un chien. Je n’avais pensé qu’à ça toute la journée. « Demain, Clara épouse Clarence. » Clara et Clarence… tête de la reine Zabo si elle avait trouvé ça dans un manuscrit ! Clara et Clarence ! Même la collection Harlequin n’oserait pas un cliché pareil. Mais, outre le ridicule de la chose, c’était la chose elle-même qui me tuait. Clara se mariait. Clara quittait la maison. Clara ma petite chérie, mon duvet d’âme, s’en allait. Plus de Clara pour s’interposer entre Thérèse et Jérémy à l’heure de l’engueulade quotidienne, plus de Clara pour consoler le Petit à la sortie de ses cauchemars, plus de Clara pour câliner Julius le Chien en pays d’épilepsie, plus de gratin dauphinois, non plus, et plus d’épaule d’agneau à la Montalban. Sauf le dimanche, peut-être, quand Clara visiterait la famille. Nom de Dieu… Nom de Dieu de nom de Dieu… Je n’avais pensé qu’à cela toute la journée, oui. Quand ce gommeux de Deluire était venu râler parce que la mise en place de ses bouquins ne se faisait pas assez vite dans les librairies d’aéroport (c’est que les libraires n’en veulent plus, pauvre nul, t’as bouffé ton pain blanc en te pavanant à la télé au lieu d’aiguiser sagement ta plume, tu piges pas ça ?), c’est à Clara que je pensais. Je pleurnichais : « C’est ma faute, monsieur Deluire, c’est ma faute, n’en dites rien à la patronne, je vous en prie », et je me disais : « Elle partira demain, je la vois ce soir pour la dernière vraie fois… », et je pensais encore à cela quand les arnaqueurs de l’imprimerie étaient venus plaider à six leur cause indéfendable, et quand l’autre cinglé préhistorique pilonnait la baraque, c’était le départ de Clara qui me broyait l’âme. La vie de Benjamin Malaussène se résumait brusquement à ceci : sa petite sœur Clara quittait sa maison pour la maison d’un autre. La vie de Benjamin Malaussène s’arrêtait là. Et Benjamin Malaussène, submergé tout à coup par une lassitude sans horizon, balayé du pont de la vie par la grande vague du chagrin (ouh-là !), filait sa démission à la reine Zabo sa patronne en se donnant des airs de moraliste qui lui allaient aussi bien qu’une chasuble à un pilleur de troncs. Un suicide, quoi.
Dehors, comme Julius et moi marchions, tout sottement gonflés de cette victoire-défaite, Loussa de Casamance, mon ami en édition, avait glissé près de nous sa camionnette rouge, pleine de bouquins chinois dont il inondait Les Herbes sauvages du nouveau Belleville, et nous avait chargés. C’était lui qui avait commencé à me remettre la tête à l’endroit, lui et son bon sens d’ex-tirailleur sénégalais rescapé de Monte Cassino. Pendant quelques minutes, il avait laissé aller sa bibliothèque roulante sans dire un mot, puis il m’avait coulé un regard de biais, l’œil tombant sur le côté, luisant de ces étranges reflets verts, et il avait dit :
— Laisse à un vieux nègre qui t’aime le triste privilège de te dire que tu es un petit con.
Il avait une voix d’une douceur railleuse. Mais là encore, je pensai à la voix de Clara. Ce serait peut-être la voix de Clara qui me manquerait le plus, en fin de compte. Toute petite, dès la naissance, la voix de Clara avait préservé la maison du raffut de la ville. Une voix si chaude, si ronde, si pareille à son visage, que regarder Clara silencieuse, occupée par exemple à développer ses photos sous la lampe rouge, c’était encore l’entendre, c’était se laisser envelopper par la délicieuse petite laine des soirées à la fraîche.
— Faire à la reine Zabo le coup du livre parmi les livres, disait Loussa, ce n’est pas très loyal, si tu veux mon avis.
Loussa était un inconditionnel paisible de la reine Zabo. Et il ne haussait jamais le ton.
— « Citez-m’en un… un seul », une petite ruse d’avocat marron que tu as eue là, Malaussène, rien de plus.
Il avait raison. Flanquer l’autre en état de stupeur et profiter de la paralysie pour l’estoquer, ce n’était pas très joli.
— C’est comme ça qu’on gagne un procès, mais c’est aussi comme ça qu’on tue la vérité. Făn gōng zì xĭng, comme disent les Chinois : fouille ta conscience.
Il conduisait extraordinairement mal. Mais il estimait qu’après le carnage de Monte Cassino, ce n’était pas le trafic automobile qui aurait sa peau. Tout à coup, je lui ai dit :
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