— Hello, beauté, si c’est du feu que vous cherchez, j’ai des allumettes.
Elle sursaute et se retourne comme si un marchand de charbon avait voulu constater que ce qu’elle charrie dans son corsage n’est pas factice.
— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle.
— Écoutez, ma merveille, peut-être bien que je suis le roi de Yougoslavie et peut-être bien aussi que je suis un gars de Belleville, ça n’a pas grande importance, ce qui importe, c’est qui vous êtes, vous, et ce que vous venez fiche derrière le comptoir de feu ce brave homme.
Elle ne répond rien. Cette gamine possède des yeux pervenche et elle s’en sert pour admirer mon anatomie. Elle me regarde avec avidité comme si elle voulait pouvoir se souvenir de plus petit grain de beauté qui enrichit mon visage intelligent.
— C’est entendu, lui dis-je, je ressemble à Jean Gabin, mais ça n’est pas une raison pour me dévorer de cette façon. Vous savez, je ne suis pas un type tellement comestible au fond.
Elle ne répond toujours rien. Nous demeurons chacun d’un côté du comptoir à nous observer. Le silence est tel qu’on entendait sauter un bouton de jarretelle dans un cinéma.
Soudain, il se produit quelque chose et j’avoue que j’en reste baba : trois coups de feu claquent, bien posément, pour qu’on ait le temps de les compter. La mômette blonde a biché un canon, je ne sais pas où, et elle me distribue sa quincaillerie à travers le comptoir avec un beau sang-froid. Ses yeux ne cillent pas. Elle a l’air absolument ravie. Pour être franc, je n’ai jamais rencontré une gnère comme celle-là. Est-ce que ça vous est arrivé à vous d’utiliser une fraction de seconde pour envisager une situation et prendre une décision ? Moi, je n’en suis pas à mon coup d’essai, pourtant, je l’avoue, jamais je n’ai été aussi rapide que cette fois. Ce qui me vient subito à la pensée c’est la remarque suivante : comment se fait-il que les balles de la sirène blonde ne m’atteignent pas ? D’après un rapide calcul de balistique, j’aurais dû les prendre dans l’estomac. Je trouve aussitôt l’explication du mystère : entre le comptoir et moi se trouve le décujus. D’où elle se tient, la môme ne se rend pas compte de la position exacte du cadavre, heureusement pour le bide de San Antonio, si bien que les trois balles ont été interceptées par le bistroquet qui, décidément, est de plus en plus mort. Si j’ai l’air sain et sauf, la donzelle va lever peut-être son mortier et j’en choperai une ou deux dans le museau avant d’avoir eu le temps de sortir mon arsenal. Je vous le redis, toutes ces réflexions, longues à écrire, je me les fais en l’espace d’un éclair. Chez moi, l’instinct commande plus vite que la raison, je prends la physionomie surprise du gars qui ne s’attendait pas à ce petit tour de société. Puis mon visage se convulse comme sous le coup d’une grosse souffrance, je pousse un hoquet d’agonie, tout ce qu’il y a de bien imité et je m’écroule d’une façon spectaculaire. Je suis très satisfait de cette chute-là, si le directeur de la Comédie-Française me voyait, il m’embaucherait tout de suite.
J’entends la môme qui ricane. Elle rengaine son feu. Je la surveille du coin de l’œil ; savez-vous où cette femelle planque son joujou ? Dans son sac à main qui est truqué. Elle n’a pas besoin d’ouvrir ce dernier pour en extraire son arme, il lui suffit d’appuyer sur le fermoir et le flingue jaillit par l’extrémité du sac. Je ne sais pas le nom de l’ahuri qui a inventé ce truc-là, mais je voudrais bien le connaître pour lui dire ma façon de penser.
La môme blonde passe à côté de moi. Elle ne paraît pas le moins du monde incommodée par ces deux cadavres superposés ; c’est le genre de fillette qui se taperait un sandwich assise sur le cercueil de son grand-père. Elle pousse même le sadisme jusqu’à me décocher un coup de tatane dans les côtes. Je décide de jouer ma petite scène pour noces et banquets. Prompt comme la foudre, je lui attrape le pied et la fais basculer à mes côtés. D’un coup de genou, j’éloigne son sac à main. Je la maintiens plaquée solidement contre le parquet.
— Alors, ma chérie, lui dis-je, à mon tour de donner les cartes, que dis-tu de ça ?
J’entends bouger le rideau de perles de l’entrée. Je pense : « Tiens, voilà sans doute Sorrenti. » Je ne vais pas plus loin dans mes estimations, car j’ai l’impression que mon crâne vole en éclats.
Moi, je vous le garantis : le type qui vient de m’administrer ce coup de matraque peut se faire signer un contrat de travail à la Villette. Et il peut aussi allonger mon blaze comme référence.
Je lâche tout et je vais me promener dans le cirage.
CHAPITRE IV
Il était un petit navire
J’ouvre les yeux ; sous mon cuir chevelu un moteur d’avion se déclenche aussitôt et alors que je me dépêche de rebaisser mes stores. Dans le noir, ça va mieux, je suis en tête à tête avec ma souffrance et on s’explique plus aisément à deux.
J’ai en outre un mal de cœur qui n’est pas piqué des mites ; à croire que j’ai avalé un baquet de saumure. Ma langue est enflée et on a dû me trépaner depuis peu car mon couvercle n’est pas solide du tout.
Je prends mon élan et je rouvre mes mirettes. Il se produit à l’intérieur de mon cerveau un feu d’artifice miniature. Ma parole, je dois être saoul car je sens le plancher — je suis étendu à même un parquet ciré — qui se taille en avant. Ma lucidité est allée passer le week-end sur les bords de la Seine parce que mon intelligence n’est pas plus développée que celle d’une pince-monseigneur. Si vous remplissiez de choucroute un casque de scaphandrier, vous obtiendriez à peu près ma tête du moment.
La seule chose que je comprenne un peu, c’est que je vis et ça m’épate bougrement. J’essaie de me souvenir ; des images surgissent du brouillard étincelant dans lequel je me trouve plongé. Je revois une binette à barbiche : celle du comte Sforza, puis des cheveux blonds et mon sens olfactif reprenant le dessus, j’évoque un parfum d’une extraordinaire subtilité. Voilà que ma mémoire se remet à fonctionner : je me souviens de la belle gosse que je tenais solidement arrimée au plancher et je me souviens — j’ai de bonnes raisons pour cela — du gnon phénoménal que j’ai reçu derrière le crâne. Pour résister au choc de cet aérolithe, il ne faut pas avoir la boîte crânienne en sucre vanillé, je vous le promets.
Sûr et certain que pendant que je m’apprêtais à filer une fessée à la souris qui venait de me tirer dessus, un de ses complices chargé de faire le 22 s’est amené avec une matraque. Et qu’est-ce qu’il m’a octroyé comme ration d’oubli, le frangin ! J’ai bien failli ne plus jamais me souvenir ni de mon nom, ni du traité de Westphalie. Enfin, l’essentiel est que je m’en sois tiré, du moins provisoirement.
À grand-peine, je me mets sur mon séant. C’est un exercice des plus périlleux, car de nouveau voilà le parquet me servant de dodo qui plonge. J’ai saisi. Ces tordus-là m’ont kidnappé et ils m’ont embarqué sur un bateau. Il n’y a pas d’erreur, si ce n’est pas dans la cabine d’un yacht, que je me trouve, c’est à l’Académie française. Du reste, ça sent la mer par là. Un jour bleu, bourré de soleil passe par un hublot. Il y a des chouettes meubles en pitchpin, fixés après les cloisons. Souvenez-vous que ce bateau est tout ce qu’il y a de mheûmheû.
Je repère une couchette d’aspect confortable et je m’y traîne. Ouf ! Je me rends compte seulement maintenant à quel point je suis endolori. Et puis, zut, j’en ai ma claque de ce métier… Quand je pense que le monde est plein de zigotos qui sont, à la même minute, en train de se faire des cocottes en papier dans les ministères, de pêcher sur les bords de la Marne ou bien d’expliquer à des chouettes poupées ce que le Créateur avait derrière la tête lorsqu’il a conçu et réalisé les dames et les messieurs, je me sens plein de vague à l’âme. Et je donnerais bien dix ans de la vie du président Truman contre une vieille paire de fixe-chaussettes pour être un de ces types dont je vous parle. Parce qu’il n’y a pas besoin d’avoir le nez creux pour deviner que les ennuis ne font que commencer. Surtout que je n’aime pas beaucoup les bateaux pour l’excellente raison qu’ils sont entourés de flotte de tous les côtés, ce qui rend les évasions plus périlleuses, n’est-ce pas ?
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