Et en poursuivant mon raisonnement depuis A jusqu’à la place Vendôme, je comprends au bout de très peu de temps que si les espèces de putois enragés qui voulaient me descendre se sont ravisés, ce n’est pas un bon signe, quoi que vous puissiez penser ; ça indique qu’ils attendent quelque chose de moi de pas catholique et qu’ils ne reculeront devant rien pour obtenir ce quelque chose.
Sur ces entrefaites, la porte s’ouvre et deux grosses brutes font leur entrée. Ces gentlemen sont du format armoire en ronce de noyer, ils sont tellement grands qu’ils doivent baisser la tête pour ne pas heurter le plafond. Jamais je n’ai vu des Ritals aussi mahousses.
Ils s’avancent sur moi, l’un d’eux m’attrape par une guibole et me flanque en bas de la couchette. L’autre me dit : « Debout ! » en ponctuant cet ordre d’un magistral coup de tatane dans les côtelettes. Le mieux, pour l’instant, c’est d’obéir. J’aurai tout le temps de piquer ma crise de nerfs par la suite.
Les deux buteurs m’encadrent et m’entraînent dans la coursive. Nous passons devant les portes des cabines, j’avais raison de penser qu’il s’agissait d’un yacht. Ce bâtiment est un vrai bijou : le cuivre étincelant et le bois verni abondent. Nous escaladons un escalier et nous débouchons sur le pont. Une brise odorante souffle du large. Le pont est tout blanc comme une première communiante ; il faut voir comme le soleil se régale là-dessus. Toujours flanqué de mes gardes du corps, je file sur l’arrière. Et là, j’aperçois deux personnes confortablement installées dans des fauteuils à bascule : une femme et un homme. La femme, je la reconnais, c’est la môme blonde qui voulait m’assaisonner ; quant à l’homme, je ne l’ai jamais rencontré. Il est vachement beau, je sens que, si j’étais femme, c’est le genre de mec pour qui je ferais toutes les couenneries. À côté de lui, Tyrone Power est juste bon à vider les poubelles. Devant eux, il y a une table basse garnie de boissons glacées ; il y a autre chose aussi, que je n’ai pas de mal à reconnaître, c’est la paire de menottes que j’ai toujours sur moi. La fille blonde a suivi mon regard et a souri.
— Pietro, dit-elle à un de mes convoyeurs, adosse le signore au mât, ramène-lui les mains derrière le dos et maintiens-les attachées au moyen de ceci.
Ce disant, elle lui lance mes poucettes.
Deux minutes plus tard, je suis solidement arrimé devant le couple.
Alors la donzelle se met à rigoler.
— Monsieur le commissaire, fait-elle, j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur pour cette précaution, mais l’expérience m’a appris qu’avec vous, il vaut mieux employer les grands moyens.
Je détourne la tête et je me mets à fredonner Long Ago , c’est un air épatant qui me sert d’exutoire.
— Vague à l’âme ? questionne la môme que cette chanson semble autant émouvoir qu’une affiche de défense passive.
— Ça se pourrait, lui dis-je.
Elle se tourne vers son compagnon. Ce dernier se balance languissamment en m’observant.
— Alors, Bruno, attaque-t-elle. Je croyais que vous aviez une petite chose à demander au commissaire ?
— J’en ai même plusieurs, déclare le beau gosse en reposant son verre. Je voudrais savoir comment vous avez été amené en Italie pour enquêter et ce qu’est devenu Tacaba.
Je réfléchis un brin et je suis soulagé, ceci pour deux raisons, la première c’est que les plans ne sont pas encore négociés puisque le gang désire savoir comment il a pu être éventé en Italie — ce dont il se foutrait s’il avait conclu son marché ; la seconde, c’est que l’idée qui me trottait dans le caberlot comme quoi le signore Luigi Sorrenti serait mêlé à cette histoire est fausse. J’avais pensé que c’était lui qui m’avait donné, mais il n’en est rien, car alors les bandits seraient affranchis sur le sort du gorille.
— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, murmure Bruno, mais j’attends une réponse à mes questions.
Je lui souris tendrement et je regarde du côté de l’horizon. J’aperçois, dans des lointains radieux, la côte sombre et je découvre sur la droite un monticule à la forme caractéristique. Il y a gros à parier que ce promontoire s’appelle le Vésuve, et que cet autre, plus à droite, en forme de casque, est l’île de Capri. J’ai dû rester dans les pommes un petit bout de temps car ces Chinois m’ont fait déjà pas mal voyager.
Mon regard revient au couple, la gosseline ricane ; son compagnon fronce les sourcils. Certainement qu’il ne doit pas être patient. Il se lève sans se départir de sa nonchalance distinguée. Il s’approche de moi et m’en met un à la pointe du menton. Il ne faut pas se fier à l’aspect d’un type, celui-ci n’a pas l’air des plus costauds et pourtant il possède un crochet du gauche qui agacerait Cerdan sur un ring.
— Écoute, joli cœur, lui dis-je après avoir vérifié du bout de la langue si mes dents ont résisté, tu emploies des arguments qui ne sont pas dignes d’un gentleman.
Il ne répond rien et m’expédie un direct du droit sur la pommette. Je sens ma gogne qui enfle. Pas besoin de s’appeler le fakir Duchnock pour savoir ce que je pense. Le type comprend que si j’avais les mains libres, il ressemblerait dans quelques secondes à une descente de lit usagée.
— Je t’ennuie, hein ? demande-t-il. Si tu ne veux pas que je te rabote la figure jusqu’à ce qu’elle devienne aussi plate et lisse qu’un sous-main, je te conseille de répondre à mes questions.
— Et si j’y réponds, face de pékinois, qu’est-ce que tu m’offres en échange ?
— Si tu me réponds correctement, on te balancera à la flotte avec une bouée et tu te débrouilleras pour regagner la côte. Si tu fais la mauvaise tête, je te ferai tellement de trucs savants que tu ne pardonneras jamais à ta mère de t’avoir mis au monde. Tu vois ce que je veux dire ?
— Je vois.
— O.K. Alors, chante, beau merle.
— Mande pardon, mais le marché ne me convient pas. Il n’est pas réglo. N’est-ce pas, Else ?
C’est une idée à moi. J’ai balancé ce prénom au petit bonheur. Depuis que j’ai vu la fille blonde, je suppose que c’est d’elle que Tacaba rêvait en avalant son bulletin de naissance.
Je ne me suis pas trompé ! Elle sursaute et renverse son orangeade sur le pont.
— Il me connaît ! s’exclame-t-elle.
Alors, je m’offre une bonne dose de culot.
— Et comment ma cocotte, affirmé-je effrontément. J’en sais long sur toi et je ne suis pas le seul.
Je la guette du coin de l’œil. Elle s’est versé un nouveau glass et commence à le siroter tout en réfléchissant.
— Bruno, fait-elle soudain, je voudrais te dire deux mots en particulier.
Docilement, il la suit à l’avant du bateau. Je regarde autour de moi. Il n’y a personne, excepté le matelot qui tient la barre dans le poste de pilotage ; mais il est occupé par sa besogne et ne me prête aucune attention. C’est le moment d’essayer un petit coup. Tout à l’heure, lorsque les deux tordus m’ont passé les poucettes, j’ai employé un petit truc qui a souvent réussi à des crapules de ma connaissance. Ce truc en question consiste à tordre légèrement le poignet au moment où on frappe la partie mobile de la menotte dessus. De cette façon, le bracelet forme une boucle plus large. En ramenant ensuite le poignet dans sa position normale, c’est-à-dire à plat, on peut quelquefois dégager toute la main. J’essaie de me libérer les pognes, à tout hasard. Je suis bien décidé à tenter l’impossible. Je sais bien qu’un de ces quatre, tout malin que je suis, un pied-plat quelconque me farcira, mais je voudrais, auparavant, lui démontrer à quoi ressemble un type surnommé San Antonio lorsqu’il se met en rogne.
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