Aussitôt il me reconnaît, et il sursaute comme s’il venait de s’asseoir sur un nid de serpents minutes.
— San Antonio, balbutie-t-il.
— Soi-même, gros vilain. Ça t’en bouche un coin, hein ? Tu croyais bien m’avoir descendu, pauvre tordu. Mais je suis un gars aussi coriace que Raspoutine, alors tu te rends compte…
Il se met sur son séant.
— Ne t’excite pas, conseillé-je, regarde plutôt le joli joujou que je tiens dans la main. Avec celui-là, j’en ai calmé des plus turbulents que toi.
Mon discours n’a pas l’air de lui plaire. Il me roule des yeux tellement féroces qu’en comparaison ceux d’une gargouille moyenageuse paraîtraient aussi doux que les yeux d’une biche. Je me dis, in petto , que je dois tenir ce vilain-pas-beau à l’œil, si je ne veux pas qu’il me joue un des tours de fumier dont il a le secret.
— Tu vas rester assis contre la cloison, dis-je, et ne pas trop remuer. Si tu as le malheur de lever, fût-ce ton gros orteil gauche, je t’en mets une en plein bide, là où ça fait mal. Compris ? Et maintenant, c’est bien simple, tu vas tout bonnement me donner quelques tuyaux sur le gang qui t’emploie.
— Si tu comptes là-dessus, poulet, rétorque cette carne, t’as meilleur compte d’attendre que le pape fasse le Tour de France cycliste.
— Oh que non, ma douceur.
— Oh que si, répond-il en se marrant.
Franchement, je m’admire de pouvoir ainsi freiner mes réflexes. Si je m’écoutais, Tacaba ressemblerait déjà à un baril de rillettes. Je sens que la moutarde me monte au blair, et soyez-en sûrs, c’est de l’extra-forte. Je me force à sourire afin de le mettre en confiance, et, soudain, je lui décoche un coup de pied à la pointe du menton. Il retombe illico dans les pommes.
— Excuse-moi, lui dis-je, j’avais besoin de t’envoyer un moment dans les limbes pour avoir la liberté de mes mouvements.
Tout en parlant, je m’empare des sangles de sa valise et je les utilise pour lui lier les jambes et les mains. De cette façon, je vais pouvoir m’expliquer une bonne fois pour toutes avec ce gorille. Lorsque ce petit exercice est achevé, j’allume une cigarette — toujours une turque — et j’attends que mon compagnon récupère sa lucidité, ce qui ne tarde pas trop.
— Décidément, lui dis-je, t’as le dôme en Celluloïd. À te voir on a l’impression qu’il faudrait un tank pour te renverser et un coup de pantoufle te liquéfie.
Il ouvre grand son moulin à braire et se met à m’affranchir au sujet des sentiments qu’il nourrit à mon endroit. Il me fait des révélations sur mes origines et sur mon futur et trouve des noms jusqu’ici inconnus pour me qualifier. Je le laisse faire en tirant sur le bout de carton doré de ma cigarette. Lorsqu’un zèbre a trop de bile sur la patate, il faut le laisser se soulager si on veut lui tirer des paroles sensées par la suite. Au bout d’un quart d’heure, il a épuisé son vocabulaire et son imagination.
— Bon, lui fais-je posément, tu as terminé l’inventaire. Alors, c’est à moi de jouer. Tu sais, j’ai de la suite dans les idées. Maintenant, j’aurais mauvaise grâce à te cacher que je m’occupe de l’affaire des plans volés à Pantruche. Je suis assez bien rencardé sur le gang, puisque je sais que c’est de Rome qu’il compte négocier son vol. Je suppose qu’il a appris que j’étais sur la piste et qu’il t’a payé pour me liquider dès mon entrée en Italie ! Tu t’es gouré un brin et tu as démoli un pauvre gnaf de pickpocket qui avait volé ma gabardine. Ceci pour te rassurer quant à ton adresse au tir. Enfin, la nature humaine est égoïste et je préfère que ce soit un autre qui ait hérité ton pruneau, ça me permet de vivre et de pouvoir te proposer le marché suivant : tu réponds à mes questions et je te fais coffrer en gare de Gênes pour vol de mes bagages, ou tu la fermes et j’emploie les grands moyens. J’ajoute qu’au cas où ceux-ci ne réussiraient pas, je te ferais cueillir pour meurtre. Tu le vois, je suis bon zig et c’est le moment d’en profiter, crois-moi.
Je le soulève et le fais asseoir sur la couchette. Je m’assieds gentiment à ses côtés, quelqu’un qui nous verrait nous prendrait vraiment pour une paire de copains.
— Alors ?
Il tourne la tête vers moi, me regarde dans le blanc des yeux et me crache au visage.
Il n’en faut pas davantage pour me décider. Je lui attrape le petit doigt de la main gauche et je le lui casse en le renversant. Le Tacaba pousse un cri qui doit être perçu depuis le détroit de Béring.
Aussitôt, le garçon de wagon frappe à la porte, je lui ouvre en prenant soin de masquer Tacaba qui se tord de douleur sur sa couchette, je fais mine d’être ivre et j’entonne Le Grenadier des Flandres .
— Whisky ! hurlé-je.
Le zigoto s’incline et s’évacue. Il revient au bout d’un instant avec une bouteille carrée. J’y saute dessus comme un tigre du Bengale sur entrecôte panée. Je règle la note et me remets à chanter afin de couvrir les gémissements de ma victime. Aussitôt que nous sommes seuls, je débouche le flacon et m’en administre un grand coup. Je dois vous avouer que je suis un hypersensible, j’ai horreur de voir la souffrance d’autrui, surtout lorsque, par obligation, c’est moi qui l’ai provoquée.
— Tiens, lui dis-je, colle-t’en une rasade dans le cornet, ça te remontera le moral.
Cette fois, il ne fait plus le flambard. Comme il a les mains attachées, je desserre un peu la sangle afin de lui permettre de boire.
Vous allez voir qu’il faut mesurer ses largesses et qu’il n’est pas toujours indiqué de jouer les bons samaritains. Mon loustic prend le flacon et ajuste le goulot au trou qu’il a sous le nez. Je le regarde pinter avec satisfaction, je suis en train de me dire que le whisky va donner un coup de fouet à Tacaba et peut-être même le ramener à de meilleurs sentiments. J’ai raison en ce qui concerne la première supposition, mais pardon, je me trompe au sujet de la seconde. Voilà ce nénuphar de water-closet qui enlève brusquement la bouteille de ses lèvres et me la balancetique en pleine cafetière. Je la déguste sur le sommet du crâne et j’ai instantanément l’impression que l’Empire State Building vient de me choir sur la coupole. Je n’ai pas le temps de récupérer que le gorille est déjà sur moi. Il s’arrange de façon à me passer la sangle entravant ses poignets autour du cou. Et comment qu’il serre ! Ma langue jaillit de ma bouche et devient aussi longue que le tapis qu’on déploie dans l’allée centrale de Notre-Dame un jour de grand Te Deum . Je sens que mon sang se bloque dans ma tête. J’étouffe. Quelques secondes encore et je suis ratatiné. Il faudrait que je puisse réagir, je me le répète à toute volée ; mais comment ? Mes nerfs sont comme du chewing-gum mâché pendant trois mois, et mes muscles un peu moins durs que du coton hydrophile. Cette fois, je vais perdre connaissance, je m’efforce de tenir encore, je sens sur ma nuque le souffle haletant de Tacaba.
Sapristi ! Mes doigts viennent de se souvenir qu’ils tiennent un fameux Luger. Si je peux vivre encore quelques secondes, rien n’est perdu. Avec des mouvements fantomatiques, je passe ma main derrière mon dos. Je tâte maladroitement du bout de mon pistolet le bide de Tacaba et je presse la détente. Une bouffée d’air bondit dans ma gorge meurtrie, dans mes poumons vides. J’ai un étourdissement. Je fais quelques pas en avant et me cramponne au lavabo. Je suis haletant, des frissons me traversent l’échine, mes tempes battent violemment, des lueurs mauves et rouges passent dans mes yeux.
Dès que je peux me permettre un mouvement, je tourne le robinet et plonge ma tête dans la cuvette. Ouf ! Ce que cette flotte est fameuse malgré son goût de tuyauterie. Je récupère et me retourne pour voir où en est Tacaba.
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