— Quel âge peut-il avoir ?
— Une douzaine d’années à peine.
— À quelle heure est-il passé à l’hôtel ?
— Neuf heures, pas tout à fait.
— Il était habillé comment ?
— Il avait une blouse grise… ça va, j’ai saisi ; il est à l’école, c’est bien cela que vous voulez dire ?
— C’est cela même… Vous savez où elle se trouve, la communale du quartier ?
Il le sait ; c’est à deux pas. Nous nous y rendons et je demande à parler au directeur. C’est un pédago à lunettes, assez freluquet, qui s’est laissé pousser le bouc pour que ça fasse plus sérieux. J’entends d’ici les surnoms dont doivent l’affubler ses élèves : « Barbapoux », « Piège à macaroni », « Quinze-pour-moi », etc. Je lui expose en deux mots le but de notre visite. Il est fiérot à la pensée qu’un de ses élèves a pu jouer un rôle dans une affaire criminelle ; même un rôle de commissionnaire. Il se rengorge. Il rêve déjà de voir sa bobine à barbe dans Détective.
Nous commençons la visite. Les mômes se lèvent lorsque nous entrons. J’ai l’impression qu’on m’a nommé inspecteur d’académie. Le larbin regarde et secoue la tête. Rien… Pas plus de gamin-commissionnaire que de beurre en broche.
Ma veine tournerait-elle ?
Une fois que nous avons exploré tout le groupe scolaire, je sens une pointe d’amertume me titiller la gorge. Je pensais que c’était une bonne idée, cette visite à l’école. Maintenant il va falloir mettre des bignolons en campagne pour essayer de me dégauchir ce polisson !
— Je regrette, soupire le directeur.
— Pas tant que moi.
Il me tend une main tachée d’encre rouge. Je la regarde sans la serrer, comme s’il s’agissait d’un poisson mort. Le pauvre pédago ne sait pas quelle attitude adopter. Il paraît hésiter entre introduire sa pogne inemployée dans sa poche ou aller l’enfermer dans un frigo.
Si je ne la lui serre pas, ça n’est pas du tout pour l’humilier. Je ne vexe jamais les braves mecs qui me font leur turf. Non, je le laisse en rade, because je pense. Je pense, donc je suis. Et je suis sur un raisonnement qui se défend comme un poilu de Verdun. Je pense brusquement qu’il existe deux catégories d’écoliers dans une classe : les présents et les absents. Notre porteur de bombe n’était pas dans la première ; il peut fort bien appartenir à la seconde…
Hein ? C’est pas pensé à la Pascal ?
Je fais claquer mes doigts et j’attrape le directeur par la cravate.
— Les absents ! m’écrié-je.
— Je… je vous demande pardon, bégaie-t-il.
— Les absents ! Il y en a, non ?
Je lui expose mon point de vue. Il pige, son visage s’illumine comme la façade du Palais de Chaillot un soir de quatorze juillet.
— Un enfant d’une douzaine d’années ?
Alors ce serait le cours supérieur…
Nous réapparaissons dans la classe en question. Cette fois, l’instituteur qui montre une mappemonde à ses loupiots se flanque en renaud.
Il me dit que la France a besoin de s’instruire ; qu’il fait son métier sans emmouscailler les flics et qu’il aimerait, en retour, que les flics fassent le leur sans l’emmouscailler, lui.
Comme il a l’air d’un vieux pion blanchi sous la manche de lustrine, je lui laisse cracher sa bile, ensuite de quoi je lui explique calmement que je ne suis pas habitué à m’entendre traiter de la sorte et que s’il avait vingt ans de moins je lui ferais manger sa mappemonde.
Les gosses rigolent comme au théâtre guignol ; le directeur tire sur les poils de sa barbouze en roulant les yeux blancs du petit nègre d’Havas publicité ; quant à mon garçon d’étage, il émet des gloussements très rigolos. Le drame tourne au burlesque. Je reprends ma dignité, m’empare du carnet de classe et le consulte. À la rubrique : ABSENT je ne lis qu’un nom : Gérard Lopino.
Je frappe le pupitre du poing pour faire renaître le silence.
Je demande à l’instituteur :
— À quoi ressemble Gérard Lopino ?
En ronchonnant, il m’explique que c’est un môme grand comme ça, qui a des taches de rousseur plein le museau et un nez en trompette.
— C’est lui ! s’écrie le larbin.
Cette fois, c’est une pointe d’allégresse qui me ramone la gorge.
— Où habite-t-il ?
L’instituteur ne sait pas. Le directeur annonce qu’il va aller consulter son registre mais un des moutards se lève :
— Je sais où qu’il habite, m’sieur !
— Bravo, où ça ?
— À côté de chez moi !
— Et toi, où habites-tu ?
Il me cloque son adresse.
— Tu ne l’as pas vu, ce matin ?
— Si.
— Il ne devait pas venir en classe ?
— Si, mais avant il avait une commission à faire à un hôtel. Un monsieur y a refilé dix balles pour qu’il porte un paquet.
Cette fois, je tiens du solide.
— Il t’a parlé du monsieur en question ?
— Non. Y m’a dit comme ça, en me faisant voir le billet : vise ce qu’un bonhomme m’a donné pour que j’y porte un petit colis…
Le gamin fronce ses sourcils.
— Un bonhomme dans une auto… paraît.
— Bon, merci.
Nous prenons congé de tout ce petit monde. Le cap sur la rue où perche Lopino !
Il y a un grand rassemblement, à l’entrée de cette rue. Par principe, je m’informe de ce qui se passe.
— C’est un gosse qui vient de se faire écraser par un salaud de chauffard, me dit un facteur. Y s’est même pas arrêté, cette ordure !
C’est bien de notre pauvre môme qu’il s’agit. Décidément, ces crapules, ne laissent rien derrière eux. C’est le système de la terre brûlée. Je serre les poings. Vous devez le savoir, je ne suis pas du tout le genre de bonhomme qui pleure au cinéma mais comme tous les costauds, j’adore les mioches, et la pensée que des pieds-plats n’aient pas hésité à en liquider un pour assurer leur sécurité me plonge dans une fureur froide.
Je décide que toute cette corrida a assez duré et qu’il est temps d’en finir.
Je m’approche des flics qui font le constat.
— On a des tuyaux sur l’automobiliste ?
— Un passant a relevé le numéro, commissaire.
Je hausse les épaules. Je sais d’ores et déjà que l’immatriculation de la voiture meurtrière ne nous conduira à rien. On s’apercevra que c’est une voiture volée et on la découvrira dans un terrain vague avant ce soir.
— Personne n’a vu le conducteur.
— Si, moi, affirme une concierge.
Elle se lance dans de grandes explications qui m’apprennent que son mari a une jambe articulée, qu’elle souffre de l’estomac, qu’elle a son neveu en Allemagne et qu’elle a été élevée dans un petit patelin du Cher.
Je me garde bien de l’interrompre, car je sais qu’on ne doit jamais indisposer un témoin lorsqu’on veut le vider des renseignements qu’il détient. Bref, nous arrivons à l’accident.
— On dirait qu’il l’a fait exprès ! affirme la vieille toupie. Il est arrivé à toute allure et il a fait un crochet pour attraper ce pauvre mignon… J’en suis complètement retournée, vous pouvez toucher mon cœur…
Je considère la poitrine de mon interlocutrice. C’est un colibard qui va chercher son quintal. Je décline l’invitation avec épouvante. Elle enchaîne donc, sans manifester la moindre déconvenue :
— Il avait une sale tête, ce type, j’ai eu le temps de le voir.
J’ouvre mes étiquettes toutes grandes.
— Il avait un nez très long, poursuit-elle. Et un chapeau rabattu sur le devant…
Elle continue puis recommence son histoire. Comme je n’ai pas le temps d’assister à la deuxième matinée, je me trisse.
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