— Ça va, s’écrie Verdurier, avec ses salades, il va essayer de te doubler !
Je continue, sans me laisser démonter par cette interruption :
— Si vous me libérez et me laissez embarquer la petite, on vous ignorera, parole d’homme !
— Parole de flic, oui ! fait le grand sec.
— La ferme ! je gronde. Jusqu’ici on n’a rien de terrible à porter à votre compte. Je ferme les yeux sur la séance de tout à l’heure et on ne parlera même pas de la rue des Eaux dans les rapports…
— C’est votre semaine de bonté ? demande Verdurier.
Il se tourne vers Ruti et lui dit :
— Sans blague ! Tu ne vas pas prendre pour argent comptant ses belles paroles… T’en as déjà vu, toi, des flics qui laissent s’envoler des gars qui lui ont placé un œuf de Pâques pareil sur la tirelire ?
J’interviens :
— J’ai dit qu’on jouait cartes sur table. Les gars, je ne suis pas fiérot de la façon dont j’ai démoli votre copain bien que j’aie été en archi-état de légitime défense, c’est pas que je risque de me faire taper sur les doigts car, dans notre job, tous les coups sont bons, seulement ça ne ferait pas riche tout de même. Alors on s’ignore, si c’est d’accord…
— Tu marches, toi ? demande Ruti à Verdurier.
Ce dernier, chose curieuse, au fur et à mesure que je parlais et trouvais des choses de poids, récupérait. A ses yeux, je vois qu’il ne faut pas compter l’avoir au flan.
— Non, dit-il, c’est un beau parleur et c’est tout. Moi j’ai décidé de jouer la carte Angelino et je la jouerai jusqu’au bout…
Il sort.
— Où que tu vas ? implore Ruti.
— Essayer de joindre Angelino, il trouvera bien le moyen de tous nous sortir du pétrin, lui, t’en fais pas…
Ruti semble indécis.
— Allez, fais-je, trêve de balivernes, ôte-moi ces ficelles, j’en ai ma classe de jouer au saucisson.
— Non, fait-il, des clous, Verdu a raison, je peux pas me déboutonner au moment où ça se complique. Angelino est un fortiche, il a doublé plus de flics que tu n’as arrêté de gangsters.
Il réprime un léger frisson.
— Et, en tout cas, si je lui faisais de l’arnaque, je n’irais pas loin…
C’était bien mon avis aussi. Allons, mon espoir tourne court.
— Tu regretteras de n’avoir pas marché avec moi, Ruti…
— Possible, fait-il.
Il s’apprête à rejoindre Verdurier.
— Hé ! lui dis-je, un bon mouvement : passe-moi au moins une pipe…
C’est, pour lui, une façon comme une autre d’apaiser son inquiétude. Il m’allume une cigarette et me la glisse dans le bec.
Puis il sort en haussant les épaules.
Si la sèche qu’il vient de m’offrir n’était pas une Pall-Mall, mon petit truc ne réussirait pas. Seulement c’en est une, donc il s’agit d’une pipe mesurant un bon centimètre de plus qu’une cigarette ordinaire et c’est de ce centimètre-là que j’ai besoin.
En avançant les lèvres le plus possible et en me courbant aussi bas que mes liens me le permettent, j’arrive à poser l’extrémité incandescente de la cigarette sur un coin du cordon emprisonnant mes mains.
Ça commence à fumer. Une odeur de roussi se répand dans la salle de bains. Je jubile déjà lorsque, crac ! la cigarette me tombe du bec. Elle roule sur mes genoux puis glisse sur le carrelage.
C’est pas de pot ! Au moment où ça s’annonçait bien !
Je tire de toutes mes forces sur mes liens, et j’ai la joie de constater que le cordon s’effiloche à l’endroit de la brûlure. Je renouvelle mes efforts et le cordon cède. Je me masse les poignets. Ouf, ça va mieux…
Je délie les liens qui me maintiennent le buste au dossier. Par exemple, lorsque j’arrive aux pieds, je m’aperçois que je suis bourru, car la ligature est derrière la chaise et je n’ai pas de couteau pour trancher la corde. Je n’ai pas non plus d’allumettes.
J’avise le corps du bigleux, de plus en plus immobile à mes pieds. Je me penche sur lui et je le fouille consciencieusement. Je trouve son revolver. Dans mon cas, il vaut mieux trouver un Walter 7,65 qu’une pépite géante.
Juste comme je m’en empare, voilà mes pieds-plats qui réapparaissent.
Je sais qu’il faut faire vite. La réussite appartient à ceux qui appuient les premiers sur la détente.
Je m’offre celui qui est le mieux à main, c’est-à-dire Ruti.
Il prend la balle dans le ventre et se casse en deux. Il gueule comme jamais un humain n’a gueulé avant lui. Verdurier, lui, a tout compris d’un coup d’œil. Rapidement il a fait un saut en arrière si bien que la dragée que je lui destinais enlève seulement un morceau de plâtras gros comme une tortue.
Il faut que je me dépatouille de mes dernières entraves, et prompto, because ça va chauffer.
Alors, aux grands maux les grands remèdes. Je place l’orifice du canon contre le cordon et je presse la détente.
La balle tranche net l’attache et écaille un carreau.
Me voici libre… de bouger.
C’est pas le salut, mais c’est mieux que rien.
Le grand bouzin va commencer. Prière de numéroter ses côtelettes pour plus de prudence.
Je ne perçois pas le moindre bruit. Nulle trace de l’existence de Verdurier. De deux choses l’une : ou bien il a profité de la confusion pour se prendre par la main et s’emmener promener, ou bien il est allé chercher une arme dans son bureau et, embusqué derrière une console, il attend que je me montre pour m’envoyer dans la terre glaise.
D’après ce que je connais maintenant du zigoto, je serais plutôt enclin à considérer comme la plus valable la deuxième hypothèse…
J’ouvre la crosse de mon arme afin de vérifier le chargeur. Il ne reste que deux balles dans le magasin.
Je fouille le cadavre de Ruti, mais je ne sais pas s’il a accroché son flingue à la patère en entrant, toujours est-il qu’il n’a sur lui qu’un ya à cran d’arrêt.
J’ai jamais aimé les cure-dents, néanmoins j’empoche celui-ci, car, comme dit un de mes amis, dans la conjoncture présente, il ne faut pas faire la fine bouche.
Maintenant, que je vous rencarde sur la topographie de l’appartement, afin que votre petite cervelle d’écureuil puisse piger la suite.
La salle de bains où ces gnafs m’ont transbahuté se trouve au fond d’un court vestibule qui donne sur le hall. Si Verdurier est toujours dans la taule, j’ai tout à redouter. Car lui sait que je me trouve au fond de ce terrier en cul-de-sac, tandis que j’ignore, moi, son emplacement. Il n’a donc qu’à attendre que je débouche dans le hall pour me canarder.
De plus, je n’ai que deux balles alors que lui doit avoir, très certainement, une vraie panoplie à sa disposition.
Pour commencer, je me mets à plat ventre et je rampe en direction du hall.
Parvenu à l’angle, je m’arrête… Tout est silencieux, je ne perçois pas le moindre bruit…
Que faire ?
J’attends ainsi, deux minutes, en réprimant ma respiration. Puis, comme je ne suis pas le type à attendre que des champignons lui poussent sous les pieds, j’ôte délicatement une godasse et je la glisse légèrement en avant, de façon à ce qu’elle apparaisse dans le hall.
Rien ne bouge. Si Verdurier est toujours là, il sait maîtriser ses nerfs, le mec !
Je passerais bien vivement ma tête histoire de voir où nous en sommes, mais, ce faisant, j’ai peur de bloquer un atout dans les badigoinces. Alors, il me vient une autre idée… Je retourne à reculons dans la salle de bains. Je relève le corps de Ruti et je me le plaque contre la poitrine. Je le porte contre moi, en passant mes bras en boucle sous ses bras.
Je reviens vers le hall, ahanant sous le poids de cet étrange bouclier.
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