— Il s’est couché sur l’échafaudage, dit-il, on ne le voit plus…
Je comprends la tactique du gars. Il disparaît de l’horizon, car il a tendance à vouloir se faire oublier. Il croit que personne ne l’a remarqué… Il sait que les enquêteurs vont se pointer et il veut qu’on juge l’échafaudage inhabité.
Dans un sens, sa prudence me sert, car je peux attendre les renforts en toute quiétude.
Ils arrivent dans les délais prévus. La gare est investie en un clin d’œil, et un lieutenant arrive au bureau.
— A vos ordres, monsieur le commissaire, dit-il.
— Vous allez faire cercle sous l’échafaudage et coucher le type en joue. Utilisez vos meilleurs tireurs… Moi je vais grimper sur la marquise — si j’ose dire — et tâcher d’avoir l’homme par en haut. Lui seul peut actionner le treuil commandant la descente de l’échafaudage, je l’obligerai à se rendre et à utiliser le treuil en le menaçant par en haut.
« S’il m’assaisonne, alors canardez-le, pour l’intimider… Mais ne l’abattez qu’en cas de force majeure, d’accord ? »
— Compris, monsieur le commissaire…
— Maintenant, dis-je au contrôleur-chef, il faut que je grimpe là-haut…
— Passez par la gare des marchandises. Vous trouverez les échelles spéciales…
— Merci du tuyau…
— Vous ne craignez pas le vertige ? me demande-i-il.
— Le vertige ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Quelques instants plus tard, je m’avance en rampant sur l’immense toiture de verre.
Je rampe en travers, afin d’être soutenu par les traverses métalliques. Il y a une chose à laquelle, d’en bas, je n’ai pas songé, c’est que les vitres sont presque opaques et que, d’autre part, elles sont recouvertes d’une épaisse couche de suie, ce qui enlève toute visibilité. J’ai donc un mal de chien à me repérer… Il me semble que je suis sur un toboggan d’un genre particulier… Parfois je glisse et je recule… Heureusement que je porte des chaussures à semelle de crêpe.
Le jour décline… Les derniers rayons du soleil m’enveloppent de leur lumière triste.
Voyons… Je suis obligé de me mettre debout pour calculer le point où se trouve l’échafaudage en considérant la superficie de la gare.
Enfin, je parviens à l’endroit où j’estime que se tient le tireur d’élite.
Heureusement, j’ai conservé le couteau de Ruti.
Je l’ouvre et l’utilise pour gratter le mastic, obstruant l’intervalle entre deux panneaux vitrés.
Je pratique ainsi une mince fente à travers laquelle je peux observer ce qui se passe dans la gare… Je vois un large cercle de flics, sous moi. L’échafaudage est à moins de trois mètres. Je rampe un peu plus loin. Puis, avec la crosse de mon pistolet, je fais voler un carreau en éclats.
L’homme est là, juste sous moi, couché sur les planches. Il y a une carabine à canon court, munie d’un silencieux et une jumelle d’approche à ses côtés.
— Les mains en l’air ! je lui crie, tu es fait…
Il a fait une brusque volte-face lorsque le carreau a éclaté.
C’est un type courtaud, brun, aux pommettes saillantes… Il est jeune et ses yeux ressemblent à de la braise.
Je pressens qu’il ne va pas se laisser cueillir comme ça.
— Rends-toi, je lui dis. Tu as vu un peu, en bas, le populo qui s’apprête à te rendre les honneurs ?
Il se penche et il est stupéfait. Seulement c’est un gars qui n’a pas froid aux châsses et la meilleure preuve c’est que c’est à lui qu’Angelino a confié ce turbin délicat.
Il fait mine d’hésiter à lever les paluches, mais je le presse :
— Si tu tardes trop à lever les bras, je t’abats comme un chien !
Il les lève. Oh, pardon ! Et j’en sais quelque chose… Il les lève pour m’agripper le poignet et il se pend après mon bras. Le choc est si violent que je lâche mon feu.
Comme cette attaque a agité les cordes et l’échafaudage, celui-ci se met à décrire un mouvement de balancement.
Mon feu et sa carabine glissent et dégringolent dans la gare. Une immense rumeur monte d’en bas…
Il y a au moins trois mille pèlerins qui suivent nos évolutions, le cœur haletant.
Comme numéro de cirque, ça se pose là et, pardon ! c’est gratis…
Le type ne me lâche pas. Je ne crains rien pour le moment, car je suis solidement arc-bouté sur les longerons de fer.
— Ne fais pas l’œuf, je grogne. Ne fais pas l’œuf où tu vas déguster…
Il a un rictus de haine.
— C’est ça, halète-t-il. Dis-leur de tirer à tes petits copains. Et tu en prendras plein le buffet, toi aussi… Crever avec un bon Dieu de salaud de flic, c’est mon rêve…
Ce mec n’est pas une lavasse. Je ne l’aurai jamais au crachoir. Faut que je trouve autre chose…
Je tire à moi, mais il pèse de tout son poids sur mon bras. Il me semble qu’il me l’arrache du corps…
Le hic, c’est qu’il m’est impossible d’intervenir avec mon autre main sans craindre de perdre l’équilibre.
— On va attendre jusqu’à quand comme ça ? je lui fais.
Il ne répond rien…
Soudain, je vois son visage qui s’éclaire.
Que vient-il de trouver comme sale combine, cet oiseau de malheur ?
Je ne mets pas longtemps à comprendre… Il a remarqué qu’à un certain point des traverses de fer, il est resté du verre qui forme des dents de scie.
Il recule sur son échafaudage de manière à ce que le haut de mon bras vienne porter sur ce feston de verre. Puis il fait décrire à mon bras un mouvement de pompe. Les solides dents de verre entament l’étoffe de ma veste, puis ma chemise et j’éprouve une douleur aiguë.
Cette carne-là va me sectionner une veine en moins de rien. Il est trop tard maintenant pour crier à ceux d’en bas de m’envoyer du peuple ici.
La seule manière de m’en tirer est que j’aille, moi aussi, sur l’échafaudage… Ce ne serait pas duraille si j’étais seul ; mais avec ce fou furieux après moi, ça va être coton.
D’autant plus coton que, pour passer par l’étroite ouverture, il va falloir que je m’y engage la tête la première.
Je me laisse aller, lentement, pour gagner du temps, puis je calcule mon élan et je plonge.
Le poids de mon corps l’entraîne. Nous tombons sur les deux planches mouvantes et nous restons une seconde immobiles. Puis, d’un commun accord, nous nous relevons.
C’est ici que les Athéniens s’atteignirent, comme dirait mon oncle Thomas.
Il me fait des yeux épouvantables, le zig… Nous nous observons, cherchant le meilleur moyen de nous empoigner.
Sur cette plate-forme oscillante de deux mètres sur un, une bataille c’est quelque chose de pas ordinaire…
Nous ne pouvons prendre le moindre élan et nous n’osons pas, car il suffit d’un faux mouvement pour que l’attaquant aille manger la poussière du grand hall, là en bas.
C’est lui qui me porte le premier coup : un tout petit, mais terriblement sec crochet au foie…
Soucieux de mon équilibre, je n’ai pu le parer convenablement. Je me casse en deux, toussant comme dix sanatoria réunis. Il lance alors son pied. Je le prends dans la poitrine et je suis obligé de m’agripper à l’une des quatre cordes de soutènement pour ne pas jouer à l’homme-oiseau.
Je réagis. Au moment où, encouragé par ce succès, il s’apprête à me balancer sa gauche dans les dents, j’esquive et, solidement cramponné à la corde, je donne du ballant à l’échafaudage. Il glisse, roule sur les planches et chope une corde juste à temps.
Ma dernière chance de le posséder, ce serait de le foutre K.-O… Mais ça n’est pas du tout un type à se laisser envoyer au pays des lampions…
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