Il s’agenouille pour souffler.
— Faudra que tu y passes, halète-t-il.
En bas, la rumeur devient une houle terrible. Et voilà que mon adversaire a une autre idée… Le treuil de commande est près de lui. Il se met à l’actionner d’une certaine manière de façon à ce que l’échafaudage soit déséquilibré et se mette à pencher de mon côté.
Tout ce que je puis faire maintenant, c’est tenir la corde très serrée et de laisser flotter les rubans.
Il arrête la manœuvre, afin de ne pas être désarçonné lui-même. Puis il attrape le rebord du toit de verre et se laisse aller. Je connais la suite… Il va faire un rétablissement et se barrer par le toit.
J’espère que le lieutenant de police n’est pas resté inactif et que le gars n’ira pas loin. Pourtant, gonflé comme il l’est, il peut peut-être réussir un tour de force… Surtout avec tous ces trains qui vont et viennent.
Il se balance lentement, calculant bien son coup, car il devra s’élever à la verticale, afin d’éviter les fameuses dents de scie.
J’enroule ma jambe gauche après la corde, afin de pouvoir disposer d’une main sans risquer la chute. Je m’empare de mon couteau, l’ouvre avec les dents et le saisis par la lame…
Lorsque j’étais gosse, j’adorais lancer le couteau.
Avec des garnements de mon âge on s’exerçait contre les arbres ou les portes et je réussissais de jolies prouesses.
Maintenant je ne joue plus à Buffalo Bill et, pourtant, il faut que je plante ce couteau.
Je ferme un œil. Mon bras se tend… Un instant je fais, d’instinct, un calcul de balistique, puis je jette à toute volée le couteau.
La lame se pique dans l’épaule du gars, près de la nuque. Elle s’y enfonce jusqu’à la garde.
Il s’immobilise brusquement. Il reste pendu, immobile… Puis son sang se met à ruisseler le long du manche et coule en un filet continu.
Pas de questions : je lui ai touché une veine…
Le temps me semble affreusement long… Soudain, il tente son rétablissement et le rate, car son bras engourdi ne répond plus.
Ça craque sous sa main insensibilisée. Il lâche sur la droite et ne le voilà plus soutenu que par une main. Combien de temps va-t-il pouvoir tenir de la sorte ?
J’ai à peine le temps de me poser la question. Il lâche tout. Il tombe sur l’échafaudage qui a un soubresaut. Mais la plate-forme est inclinée terriblement… Il ne peut s’y maintenir. Ses ongles raclent le bois rêche des planches.
Ses jambes jaillissent dans le vide. Il essaie de se maintenir sur l’échafaudage. Il a une espèce de saut de carpe. Seulement celui-ci est mal calculé. Je ne sais pas ce qui s’est passé en lui. Peut-être est-ce son bras atteint qui a faussé ses prévisions. Toujours est-il que ce soubresaut le libère complètement et qu’il plonge dans le vide.
J’entends la clameur qu’il pousse en chutant.
Elle va décroissant et se termine par un « floc » abominable immédiatement couvert par le hurlement de la foule.
CHAPITRE XXI
ON A TUÉ ORSAY
Tout compte fait, j’ai risqué mes os pour balpeau.
C’est à ça que je pense en me penchant sur le cadavre du vieil Angliche assaisonné.
Le corps est étendu sur le plancher d’un petit bureau poussiéreux, près de la gare des marchandises.
Des inspecteurs de la Criminelle sont là… Des journalistes, des photographes.
Le magnésium crépite. Demain ma bouille va figurer en première page des journaux. Ça va asseoir mon prestige auprès des souris auxquelles je veux du bien, mais, par contre, il va y avoir tout un tas de crapules qui vont rêver de mettre fin à mes exploits.
— Vous avez vidé ses poches ? je demande à mes collègues.
— Oui.
— Son identité ?
— C’est un Anglais de la bonne société : Lord Said…
— Ah…
Je bondis. Lord Said ! Bien entendu, dans la bouche d’un agonisant, ça donne un son dans le genre d’Orsay…
Ainsi il n’était nullement question du ministère des Affaires étrangères…
Lord Said… Ce nom ne me dit rien…
— Qui est ce bonhomme ? je demande.
Les flics n’en savent rien, mais l’un des journalistes s’avance.
— Je ne crois pas me gourer, dit-il, pourtant je crois que Lord Said est un expert en quelque chose… En joyaux, il me semble… Enfin, c’est un gars qui fait autorité… Qui faisait, du moins.
Je le remercie.
Mes collègues me disent qu’ils viennent déjà de câbler en Angleterre afin d’avoir des renseignements sur le mec. Je leur demande de bien vouloir transmettre les tuyaux, dès qu’ils les auront, au grand boss. Et je me barre.
Je suis dans un état de déficience peu croyable. J’ai les flûtes qui tremblent et le bocal qui me tourne. L’épuisement se fait sentir…
Je mobilise un flic en lui disant de me conduire à la Grande Boîte. Une fois là-bas, je m’abats dans le burlingue du patron. Son grand fauteuil de cuir m’accueille généreusement.
— Ça ne va pas ? me demande-t-il.
— J’en ai un peu ma claque, avoué-je. A ce régime-là un régiment de rhinocéros donnerait sa démission…
J’avance la main vers son téléphone.
— Vous permettez ?
— Faites…
Je compose mon numéro et Félicie, ma brave femme de mère, répond « Allô ! »
— C’est toi ! s’exclame-t-elle.
Et elle se hâte de questionner :
— Tu rentres pour dîner, ce soir ?
— J’espère, m’man ; en attendant, sois assez gentille pour me faire porter un de mes complets à la Boîte… Le gris…
— Il t’est arrivé quelque chose ?
— Non. Simplement je me suis assis sur un banc qui venait d’être repeint…
Elle n’est pas dupe, évidemment. Elle soupire et me dit que le jour où elle m’a enfanté elle aurait mieux fait d’aller se pendre…
Je lui fais une bise qui lui perfore le tympan et je raccroche.
— Vous voulez prendre quelque chose ? demande le boss.
— Et comment ! je lui fais. Un grand bol de café noir avec des tartines de pain beurré, puis un flacon de rhum… Je me servirai moi-même.
Il passe ma commande et on s’active. Lorsque j’ai à ma disposition le matériel réclamé, je me mets à table au sens propre et au sens figuré, c’est-à-dire que, tout en mangeant, je raconte au patron ce que j’ai fabriqué pendant les dernières heures.
— Ainsi, fait-il, nous avons le fin mot de l’histoire en ce qui concerne le fameux Orsay… Je vous avoue que je préfère un attentat de ce genre à celui que nous redoutions…
— A propos, la conférence s’est bien passée ?
— Très bien, elle a fini tout à l’heure.
Il se palpe le croûton.
— Par contre, j’avoue ne rien comprendre à la mort de cet homme…
— Moi non plus, attendons d’avoir des tuyaux sur sa personne. Nous finirons bien par découvrir le rapport qu’il peut y avoir entre Angelino et lui !
Je bois mon bol de café après avoir englouti les toasts. Après cela je débouche la bouteille de rhum et je m’en verse un demi-bol.
Le grand patron me regarde avec l’air de ne pas comprendre.
— Vous allez boire ça ? demande-t-il.
— Vous ne pensez pas que c’est pour me laver les pieds ? fais-je en portant le récipient à mes lèvres.
L’alcool me flanque un coup de fouet. Je me sens un autre homme.
Ravier radine comme je finis la dernière goutte.
— Voilà, fait-il, les trois macchabs sont à la morgue et la petite fille à Lariboisière. Elle avait repris connaissance et les médecins affirment qu’elle s’en tirera…
Ça se met à remuer dans le burlingue du boss. Après Ravier, c’est Victor, le fils de notre voisine, qui radine avec un costard dans une valise.
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