Cela, il l’indique très sommairement à son amie.
Elle n’a rien de plus pressé que de se mettre en quête du détonateur. Elle le cherche partout, y compris chez la mère Fouex. Elle profite de ce qu’elle est chez elle pour téléphoner au « Monseigneur ». Maintenant, elle n’a plus besoin de son petit Jules à la mie de pain qui ne pourra pas tenir longtemps. Elle sait que les affres des derniers jours ont mis à mal ses nerfs, qu’il est à bout. Peut-être lui a-t-il fait part de son intention de se suicider si le pot aux roses vient à être découvert. Elle lui fait croire qu’il l’est. Son expression « il est trop tard » veut dire qu’on s’est aperçu de ce que le décès de sa tante n’était pas naturel et qu’on le recherche. Elle ne demande pas mieux qu’il se fasse sauter, ça arrange tout. Oui, ça arrange le complice avec lequel elle a tout manigancé et qui attend à Genève. Le complice, c’est le petit jeune homme dont il a été question dans le rapport des policiers de Genève. Hélas ! un mec a brouillé les cartes…
Je bonnis tout ça à Muller.
— C’est exact, dit-il. Vous avez le nez creux, mon cher commissaire. Un vrai don de double vue !
— Ce que je ne m’explique pas, poursuis-je, c’est la façon dont vous avez si vite su ce qui se passait à Genève. Fichtre ! au lendemain matin, votre Crâne-pelé était déjà à pied d’œuvre.
Il a un rire faussement énigmatique.
— Par la femme, voyons ! Puisque nous avions repéré Gerfault, nous avions repéré sa maîtresse : une Roumaine que les aventures n’effraient pas… Et qui n’en était pas à son coup d’essai, croyez-moi… Il ne nous a pas été trop difficile d’intercepter l’une de ses communications avec son complice…
— Je vois, fais-je.
Je me dépêche de revenir à ma narration improvisée. J’ai hâte de la mener jusqu’au bout… Jusqu’à ce que les romanciers et les gens sensés appellent la conclusion.
Je comprends toujours… Avec la même netteté crue et simple. Banski, allant à Genève pour récupérer Gerfault ou, tout au moins le détonateur, apprend qu’un policier français est dans le coup. Il pompe mon adresse sur le registre de l’hôtel, mais n’est-ce pas du vent ? Esprit assez borné, il embarque la standardiste afin qu’elle m’identifie ; de cette façon, pas d’erreur !
Muller lui donne l’ordre de m’abattre. C’est ce que, à bord de la péniche, il a appelé une erreur. Gentillet ! l’erreur ça n’était pas d’avoir donné l’ordre de m’abattre, c’était de l’avoir fait avant d’avoir compris que j’avais le disque. Le lendemain, il se félicite de ma veine. Car je montre la fameuse rondelle aux gars de l’ambassade et le rouquin n’a rien de plus pressé que de le prévenir.
Ensuite, je vais chez Gerfault. Et c’est la rencontre avec la maîtresse de ce dernier qui, venant fouiller une fois de plus son appartement, vient de découvrir le détonateur, mais privé de son élément indispensable qui a disparu et que son complice n’a pu dénicher (et pour cause !) à Genève… Elle me tire dessus. Me croit mort… C’est une aventurière… Pour s’assurer à qui elle a affaire, elle me fouille. Quelle n’est pas sa stupeur de découvrir la rondelle manquante… Tout va bien. Elle se met en contact avec les Ricains.
— Vous, vous fouillez ma butte après m’avoir kidnappé… Rien. Vous dites alors à votre femme de faire passer une annonce.
C’est une petite chance à courir, mais rien ne doit être négligé…
— Décidément, dit Muller, vous m’aurez étonné de bout en bout…
— Le reste, continué-je, je ne l’ignore pas non plus. Le rouquin vous fait part de la démarche de la Roumaine, démarche survenue dans l’intervalle. Elle doit revenir le lendemain. A tout prix, il faut éviter que ces tractations ne s’effectuent. Le rouquin a pu parer au plus pressé en faisant passer la fille pour une vague piquée, mais la menace qu’elle a faite pousse son chef à nous prévenir… Il ne faut pas que nous lui parlions… Si elle tombe entre nos pattes, l’invention est perdue pour vous… Elle, morte, son complice sera effrayé et se terrera en attendant, ce qui vous donnera le temps de le retrouver, ce à quoi vous vous employez sérieusement, votre femme, Banski et vous…
« Mais voici que votre annonce porte ses fruits. Comprenant qu’il n’est pas de taille à lutter, le gars en question vous envoie un pneu, comme je l’ai fait… Vous le cueillez, vous l’amenez ici et travaillez au point de l’abrutir complètement. »
Je montre du menton la masse sombre.
— Et le voilà…
« C’est pour cela que, lorsque vous recevez ma lettre, à moi, vous savez qu’il s’agit d’un piège… Et d’un piège de moi… Vous préparez soigneusement votre coup. Il est délicat, car vous tendez un piège à celui qui vous en tend un… Tout peut rater… Mais vous avez trop envie de me voir… Je suis votre dernière chance et parce que vous êtes un type gonflé, vous la courez, exact ? »
— Exact, dit-il.
Il me regarde…
— Vous savez ce que j’ai à vous demander ? reprend Muller.
— Oui…
— Vous parlerez ?
— Non !
CHAPITRE XXI
LES FEMMES SONT TOUTES LES MÊMES
Un éclair de fureur, comme il en a eu un sur la péniche, passe dans son regard.
— Ecoutez, San-Antonio, j’ai tout sacrifié dans cette aventure, ma petite fortune, mon honneur, ma qualité d’honnête homme… La vie de mon fidèle compagnon de lutte…
Il lève son revolver.
— Alors, vous parlerez ! conclut-il.
Comprenez-le, cet homme, il a de tellement bonnes raisons qu’il croit en sa cause. Tous les hommes ont leur vérité, à laquelle ils se raccrochent et pour laquelle ils se battent afin qu’elle devienne une vérité générale.
Il veut tellement me faire parler qu’il lui paraît impossible que je la boucle…
— Voyons, Muller, je lui fais, souvenez-vous donc un peu de l’autre nuit, sur cette péniche que vous aviez sans doute volée. Vous me teniez déjà à votre merci… Ai-je parlé ?
— Vous auriez parlé, dit-il. Vous aviez accepté pour qu’on vous tire de là… Ensuite vous avez essayé une tentative désespérée, qui a réussi… Mais vous auriez parlé, commissaire. Les hommes qui ne parlent pas sont muets… ou ils sont morts… Vous, vous parlerez ! L’autre soir, je n’étais pas sûr que vous…
Un éclat fou traverse son regard…
— Vous ne me croyez pas capable de rendre un homme loquace ?
— Lucia ? crie-t-il.
Elle devait être embusquée derrière la lourde, car elle surgit avant que l’écho ait avalé son blaze.
— Oui ?
— Mon scalpel !
Elle s’absente un moment et revient avec l’instrument chirurgical demandé…
Muller s’en empare et s’approche de l’homme prostré. Il lui flanque un coup de pied dans les côtelettes. L’autre a un ahanement sourd… Il chancelle, ses mains tombent.
— Debout ! ordonne le bourreau.
Il se lève en s’aidant du mur.
Je réprime un cri. Le gars a été salement charcuté. Il n’a plus de nez, plus d’oreilles et ses joues sont tailladées.
Il ressemble à ces photos de suppliciés comme les journaux de la Libération en publiaient.
— Regardez cet homme, dit Muller avec emphase. Il a parlé, croyez-moi… Malheureusement, ce qu’il m’a dit n’a pas servi à grand-chose… Je vous demande de m’accorder une minute d’attention, monsieur le commissaire.
Il approche son scalpel du visage de l’homme… L’autre est à ce point hébété qu’il ne réagit pas. D’un geste net, précis, Muller plonge la lame aiguë dans l’orbite gauche de son patient. L’autre a un hurlement atroce… Un cri qui va au-delà de l’humain rejoindre la bestialité intégrale de nos origines.
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