Frédéric Dard - Des clientes pour la morgue

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Si je voulais l'envoyer rejoindre Crâne pelé dans la baille, je n'aurais qu'une bourrade à lui administrer.
Mais je ne tiens pas à procéder ainsi car ce faisant je perdrais le plus important témoin de mon affaire. Et comme ce témoin est par la même occasion le principal inculpé, vous comprendrez sans qu'on vous l'écrive au néon dans la cervelle que je sois enclin à ne pas me séparer de lui. Un inculpé de cette catégorie, je l'aurai payé le prix !

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Derrière cette porte, il y a une pièce de trois mètres sur deux, religieusement dépourvue de mobilier. Deux chaînes sont rivées au mur comme dans les anciens cachots… A l’une de ces chaînes est fixé un type que je ne puis voir, car il est accroupi.

Il a la tête sur les genoux et ses bras par-dessus. Je sais qu’il vit, car sa poitrine se soulève et se creuse régulièrement.

Assez inattendu comme baraque et comme locataire…

— Fixe-lui son fer ! ordonne Muller.

« Reculez-vous, me dit-il, et encore une fois, ne bronchez pas, ou je tire… »

Je baisse la tête et je regarde la fille blonde me passer un bracelet d’acier aux chevilles.

C’est la première fois qu’un truc pareil m’arrive !

CHAPITRE XX

Y A DE L’AURORE BORÉALE PLEIN CE QUI ME SERT DE CRÂNE !

Muller toussote. Il se tourne vers la femme.

— Laisse-nous, veux-tu ? demande-t-il.

Docile, elle s’éloigne.

Alors Muller recule lentement pour être hors de ma portée et baisse son revolver.

— Je commençais à prendre une crampe dans le bras, dit-il en souriant.

Puis il s’adosse au mur.

Son beau costard commence à être fripé et ses joues mal rasées lui donnent l’air d’un type de la haute qui serait devenu clodo à la suite d’embarras financiers.

Il a une belle gueule, Muller et de la distinction… Même dans cet état de délabrement consécutif à son activité de ces derniers temps.

— Commissaire, murmure-t-il, je vais vous annoncer quelque chose ; mais sera-ce vraiment une nouvelle pour vous ?

Il pèse bien ses mots.

— Vous allez mourir, commissaire.

Je soupire de mon air le plus comique possible :

— C’est dans la condition humaine, hélas !..

Mais lui, impassible, reprend :

— Vous allez mourir et mourir de ma main…

— J’ai déjà entendu ça quelque part…

Il sourit sans haine.

— A quoi bon persifler, commissaire ? Je sais que vous êtes un homme courageux. Je vais vous tuer parce que je n’ai pas le moyen de faire autrement ; personnellement, je n’ai aucune haine à votre endroit… Mais avant, je vais vous raconter une histoire et vous poser une question…

Il se racle le gosier.

Le type allongé contre le mur ne fait toujours pas un mouvement. Je le regarde attentivement : je donnerais bien une thune pour reluquer sa devanture, mais il conserve la tête dans ses bras…

Une lumière crue tombe de l’ampoule électrique nue.

L’homme aux cheveux gris reprend :

— Avez-vous entendu parler de Karl Hollanzer ?

— Non…

Ça a l’air de le choquer profondément.

— Karl Hollanzer était un grand savant, dit-il, professeur à la Faculté des sciences de Berlin. Il avait à son actif de grands travaux patronnés par le Reich hitlérien…

« Lors de l’invasion de l’Allemagne il a été emprisonné par les Russes et, comme il ne voulait absolument pas collaborer avec eux, il s’est pendu dans sa cellule.

Je l’écoute attentivement, pressentant que je vais toucher enfin le fond du probloque.

Muller me regarde presque brutalement.

— C’était mon demi-frère, dit-il.

— Navrant, dis-je, sans préciser si je trouve navrant qu’il soit le frère d’un grand savant ou que ce grand savant soit mort.

— J’ai hérité de ses biens, poursuit-il, car contrairement à mon demi-frère, j’étais antifasciste. Dans sa propriété, il avait aménagé un laboratoire qui a été dévasté ; mais il avait pris ses précautions et caché une invention sur laquelle j’ai pu mettre la main.

— Le détonateur ?

— Oui.

— Charmant héritage, monsieur Muller… Et alors vous avez voulu le monnayer. Pour cela vous avez frappé à la porte des dollars ; c’est-à-dire à l’ambassade américaine de Paris.

— Oui…

Je ricane.

— La petite histoire, Muller, ça n’est pas vous, c’est moi qui vais vous la raconter. A l’ambassade vous avez été reçu par une dame d’un certain âge, une Française du nom de Fouex, à laquelle vous avez fait part de votre désir de contacter l’ambassadeur. Ils sont stricts là-bas sur les motifs des visiteurs, vous avez été obligé de révéler qu’il s’agissait d’une invention. La dame vous a alors mis en cheville avec son chef direct : le grand rouquin à lunettes. Vous avez expliqué de quoi il retournait à celui-ci et vous lui avez promis une commission pour le cas où l’affaire se ferait. N’est-ce pas ?

Il approuve lentement de la tête.

— Le gars a été très intéressé. Il vous a dit d’apporter l’invention, qu’il allait en référer en haut lieu… Mais il y a eu un temps mort, car la visite d’un souverain étranger, ami des Alliés de l’Ouest, accaparait ces messieurs de l’ambassade…

— Formidable ! murmure Muller. Vous êtes vraiment un policier d’une classe supérieure…

— J’ai été élevé au sein, je lui fais ; tous les chiares élevés au sein sont plus fortiches que les autres. Je continue ?

— Continuez…

— Seulement, quelqu’un qui n’avait rien perdu de l’histoire, c’était la mère Fouex. Elle a aussitôt combiné un petit cirque pour agrafer l’invention… Peut-être qu’elle était patriotarde, peut-être aussi qu’elle aimait les dollars, hein ?

— Comment le savoir ? soupire Muller.

— Peu importe, continué-je. Elle a pensé faire le coup avec son neveu. Elle ne pouvait agir seule… Et puis il lui fallait un comédien, c’est-à-dire un gars susceptible de se faire passer pour un ponte américain. J’ignore comment s’est opérée la tractation, mais elle s’est opérée, n’est-ce pas, monsieur Muller ?

— Oui, dit-il sourdement.

A cette évocation, sa main se crispe sur la crosse de l’arme.

— Je continue toujours, dis-je. Gerfault, le neveu, était un type assez inconsistant. Il avait une maîtresse : la môme qui m’a repris le disque et que vous avez fait buter ce matin… Une petite futée qui n’avait pas froid aux yeux. Bien entendu elle a vu tout le parti à tirer de l’aventure : seulement, il y avait un obstacle : cette mère Fouex qui savait tout ! Avant de pouvoir négocier l’invention, il convenait de liquider la vieille. Alors, ils l’ont empoisonnée…

Je m’arrête. Jusque-là, le type le plus époustouflé par mes salades, c’est encore moi. C’est à moi en effet que je raconte cette histoire. A moi seul. Le déclenchement de mon fameux don de catalyse qui tardait tellement à se produire se met à fonctionner. Tous les éléments de l’affaire qui se sont cristallisés en moi s’assemblent avec aisance dans mon cerveau comme dans un dessin animé. Chacun reprend sa place… C’est bath ! C’est du limpide…

J’entrave tout comme si je le lisais, bien détaillé, bien gratiné, bien croustillant dans mon canard habituel… Je comprends tout ! Oh ! ce que c’est bon de comprendre… Ce que c’est agréable… Ce que ça vous tripote les glandes ! Je comprends que Muller et son Pied Nickelé de Banski, comprenant qu’ils étaient faisandés, se sont retournés contre le grand rouquin ; je comprends que celui-ci a été le premier marri et qu’il les a braqués sur la mère Fouex… A travers la vieille qui venait de claboter, ils ont atteint Gerfault… Ils l’ont serré de près. Celui-ci a pris peur et, sur les conseils de sa môme, s’est barré en Suisse en usant du subterfuge que vous savez. Il s’est fait la paire au moment où Banski avait un tête-à-tête définitif au restaurant, tandis que dehors, au volant de la voiture, Muller le surveillait.

Seulement, il y a eu accroc. Accroc pour la môme de Gerfault. Celui-ci devait emporter en Suisse le détonateur mais le jugeant trop encombrant, il s’est seulement muni de la fameuse rondelle, pièce essentielle de l’engin et a planqué celui-ci…

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