Frédéric Dard - Des clientes pour la morgue

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Si je voulais l'envoyer rejoindre Crâne pelé dans la baille, je n'aurais qu'une bourrade à lui administrer.
Mais je ne tiens pas à procéder ainsi car ce faisant je perdrais le plus important témoin de mon affaire. Et comme ce témoin est par la même occasion le principal inculpé, vous comprendrez sans qu'on vous l'écrive au néon dans la cervelle que je sois enclin à ne pas me séparer de lui. Un inculpé de cette catégorie, je l'aurai payé le prix !

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Nous marchons jusqu’à la Concorde, nous passons le pont et allons à pied jusqu’à Raspail. Là, j’emprunte un taxi car je préfère me dissimuler pour attendre. Justement, le chauffeur est un gars que je connais. Il me cligne de l’œil d’un air engageant et dit qu’il est à ma disposition.

Il nous mène à la hauteur de la Rhumerie, prend un large virage et vient s’arrêter à l’angle de la rue de l’Echaudé.

Castellani descend et fouinasse à la terrasse d’hiver. Puis il entre.

Je suis un peu anxieux…

— Tu as une cigarette ? je demande au chauffeur.

Il me tend un laxompem de gauloises. Mais je n’ai pas le temps de l’allumer. Castellani est déjà de retour.

Je suis un peu déçu, car j’espérais en secret que le Muller de l’annonce serait le même que le mien. Je m’étais enfoncé dans le crâne que deux Muller ne pouvaient pas s’intéresser à des disques rares…

— Alors, fiston ?

— Il y a quelqu’un avec un disque, en effet, mais ça n’est pas un vieux…

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une chouette môme, monsieur le commissaire.

Et il rougit comme un collégien qui vient de se faire choper avec une revue porno.

CHAPITRE XVIII

DES CHEVEUX D’OR ET UNE BALADE AU CLAIR DE LUNE

La fille au disque, c’est ainsi que je l’appelle d’emblée, a en effet tout ce qu’il faut pour amadouer un gardien de la paix lorsqu’elle a laissé sa bagnole en station devant une porte cochère.

C’est une superbe jeune personne d’une vingtaine d’années aux cheveux de couverture de bouquin d’amour, d’un jaune paille à reflets d’or. Si après cette tirade vous trouvez que je ne suis pas l’émule de Lamartine, vous n’êtes qu’une bande d’empêchés !

Elle a la peau légèrement bronzée avec une constellation de minuscules taches de rousseur. Ses yeux sont gris foncé et sa bouche bien charnue.

Quand elle sourit, vous pensez à je ne sais pas quoi de captivant suivant vos aspirations intimes.

Pour le baraquement, oh pardon ! Les stars d’Hollywood peuvent se faire inscrire au chômage, moi je vous le dis. Et si je vous le dis, c’est que ça doit être absolument véridique !

Elle porte un pull gris à bord roulé qui ne cache rien de ses rondeurs et un pantalon noir qui les exagère.

Elle se tient sagement assise devant un verre de punch blanc, un disque de phono posé devant elle.

Je ne puis m’empêcher de penser que ça serait vraiment farce si cette môme était une coïncidence.

Je m’approche d’elle et me découvre.

— Mlle Muller ?

— Oui.

Elle me regarde rapidement. Son regard est incisif comme un poignard. Il plonge en vous et vous jauge à toute allure.

— Vous permettez ?

Je m’assieds après qu’elle a battu de ses longs cils.

Je la regarde et c’est une chose pas fatigante du tout. Je voudrais passer ma vie à faire ça, étendu dans un rocking-chair.

Je me chuchote :

« Cré nom, ce qu’elle est bath ! »

Et tout haut, je questionne :

— Vous avez reçu ma lettre ?

— Croyez-vous que je serais là, sinon ?

Bing ! Je bloque la riposte.

— Il faut bien amorcer une conversation, je fais, je trouvais ça, à tout prendre, plus original que le temps.

— On pourrait parler du disque, dit-elle. Qu’avez-vous à me proposer ?

Je la regarde encore, ou plutôt je regarde ses yeux pour essayer de comprendre ce qu’elle pense. Mais elle est fermée comme un mur de prison.

— Qu’aimez-vous comme musique ?

— La musique détonante, fait-elle en souriant.

— En ce cas nous sommes sûrement faits pour nous entendre…

Elle allume une cigarette, exhale la fumée par le nez et me demande :

— Au fait, qui êtes-vous ?

— Un amateur de disques…

— Mais encore ?

— Cela doit vous suffire.

Je juge prudent de revenir au personnage que j’ai décidé d’adopter.

— Si j’ai la pièce qui vous intéresse, que vous importe le reste ?

— Bien sûr…

Elle balaie la fumée qui stagne entre nos visages d’un large mouvement.

— Seulement, l’avez-vous ?

— Je crois que j’ai la possibilité de l’avoir…

— Hum, il y a un distinguo…

— Léger, oui… mademoiselle Muller.

Elle rectifie :

— Madame…

— Ah…

Déjà marida !

— Faites excuse.

— Il n’y a pas de mal…

J’avance un pion :

— Vous êtes la femme de Muller ?

— Pour m’appeler Muller, j’ai épousé un Muller, vous avez trouvé ça tout seul ?

— Et c’est vous qui êtes chargée de traiter ?

— Pourquoi ?

— Parce que j’aimerais parler des chiffres. J’ai toujours été porté sur les mathématiques…

— Parlons chiffres…

Elle écrase sa cigarette à demi consumée dans le cendrier et souffle le nuage bleu.

Le garçon bousculé par l’affluence vient s’enquérir de ma commande.

— Un punch créole !

Il va au comptoir.

Nous attendons qu’il m’ait servi pour reprendre cette instructive conversation.

— Quelles sont vos prétentions ? demande-t-elle.

— Assez prétentieuses… Il me semble que si l’on me lâchait cent mille francs, je deviendrais bavard comme une pie et il faudrait me coller de l’albuplast sur le bec pour me le fermer.

— C’est cher.

— C’est donné. La dame à qui il est arrivé un accident, ce matin, demandait cent mille dollars aux Ricains. Au change, cent mille dollars font dans les cinq cent mille francs… Avec cette somme en poche, on doit se sentir moins seul, non ?

Comme j’ai élevé la voix, elle regarde autour d’elle, vaguement effrayée.

— On ne pourrait pas aller discuter ailleurs ?

— Si vous voulez…

Je flanque un billet sur la table et nous sortons l’un derrière l’autre.

Une fois sur le boulevard, elle me dit :

— Je crois que chez moi nous serions plus tranquilles.

Elle ajoute :

— Ça ne vous tracasse pas ?

— Ça ne m’a jamais tracassé d’accompagner une jolie fille chez elle.

Elle ne répond pas.

— C’est loin, votre nid ?

— J’ai ma voiture.

Sa voiture, c’est une traction avant noire.

Elle me fait grimper à ses côtés.

Je commence à la trouver particulièrement imprudente, cette souris. Je m’attendais à des finasseries, mais elle est allée droit au but avec une impudeur toute féminine.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mine de rien, je jette un coup d’œil dans le rétro. Je vois le taxi de Castellani qui s’ébranle à son tour.

Nous descendons le boulevard Saint-Germain jusqu’au Palais-Bourbon. Puis nous suivons les quais en direction de l’ouest.

Nous dépassons le Champ de Mars. Le projecteur de la tour Eiffel caresse la nuit de son triple pinceau.

Il fait doux. Ma compagne sent bon…

Ce serait un peu tonnerre si cette balade au clair de lune était une balade sentimentale…

Mais ça n’en est pas une…

Oh non ! Pas du tout…

Sans que j’aie perçu le moindre bruissement, le canon d’un revolver s’appuie sur ma nuque.

— Ne bougez pas, monsieur le commissaire, déclare la voix calme de Muller.

CHAPITRE XIX

CURIEUSE BALADE AU CLAIR DE LUNE

Je ne bouge pas ; que Muller soit bien tranquille à ce sujet.

Le voudrais-je que cela me serait impossible, car je suis littéralement paralysé par la stupeur.

Ça n’est pas la première fois certes qu’on me fait le coup du passager clandestin à bord d’une auto, mais c’est la première fois que je marche à fond. D’ordinaire, mon fameux sixième sens m’avertit des présences cachées… Là, pas de doute, je me suis laissé fabriquer comme le premier peigne-cul venu…

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