Frédéric Dard - Des clientes pour la morgue

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Si je voulais l'envoyer rejoindre Crâne pelé dans la baille, je n'aurais qu'une bourrade à lui administrer.
Mais je ne tiens pas à procéder ainsi car ce faisant je perdrais le plus important témoin de mon affaire. Et comme ce témoin est par la même occasion le principal inculpé, vous comprendrez sans qu'on vous l'écrive au néon dans la cervelle que je sois enclin à ne pas me séparer de lui. Un inculpé de cette catégorie, je l'aurai payé le prix !

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Je fais clapper ma langouste. Il résonne curieusement, mon claquement de langue…

Il fait « Brran oufff » !

En plus fort, évidemment.

— Que se passe-t-il ! s’écrie Johnson.

Le chef ne bronche pas…

— C’est une rafale de mitraillette, murmure-t-il.

Où a-t-il pu entendre tirer à la mitraillette, le boss, puisqu’il ne sort jamais de son bureau ?

Comme la rafale vient de l’extérieur, les Amerlocks bondissent à la croisée.

Je profite du brouhaha pour me verser un nouveau coup de dur…

Ce que je m’en tamponne, de la guérilla !

Dans mon état, une seule chose m’intéresse : écluser du jus de feu !

CHAPITRE XV

QUAND LES FEMMES SE METTENT À DÉGUSTER

Je suis plein comme toute la Pologne au moment où je me penche sur le cadavre de la femme.

J’y vois trouble et les formes dansent devant mes yeux une curieuse sarabande, mais je suis tout de même capable d’identifier la souris qui furetait dans l’appartement de Gerfault et qui m’a tiré dessus.

Elle est trouée comme du gruyère, la petite, et plus morte qu’un filet de hareng…

— C’est bien elle, je dis au boss.

Il hoche la tête d’un air de dire : « Que vous disais-je ? »

L’agent qui faisait la circulation au plus proche carrefour de la rue Saint-Honoré s’annonce prompto. Comme par miracle il a tout vu. Et c’est rare qu’un flic voie tout, c’est un spécialiste de la question qui vous le dit…

Les types qui ont fait ça étaient dans une traction avant.

Ils n’ont même pas ralenti en arrivant à la hauteur de la môme, laquelle venait de descendre d’un taxi. Il y a eu une gerbe d’étincelles et la fille a fait la culbute, le nez en premier. La bagnole des mitrailleurs a tourné à droite malgré les coups de sifflet du bourdille. Il a essayé de noter le numéro mais on a beau être un virtuose de la contredanse, on ne peut pas à la fois assister à un assassinat et noter le numéro minéralogique d’une guinde roulant à vive allure…

Ce qu’il dit me laisse froid. Il me semble que je lis le compte rendu du fait divers dans mon canard habituel.

Pourtant, son récit évoque quelque chose en moi… Le petit déclenchement vient des mots taxi, numéro minéralogique, ils provoquent, ces mots, un petit cinéma dans ma calbombe. Je revois un taxi filant le long d’un quai planté de platanes centenaires… Et je me souviens d’un gnace notant le numéro dudit taxi.

Le gnace, c’était ce cher vieux San-Antonio, l’homme qui remplace la poudre à doryphores ; il y avait l’homme aux cheveux gris dans le taxi… Et le numéro du carrosse c’est 135 R-7…

L’ai-je assez répété pendant que j’étais à vadrouiller dans les limbes !

Alors le miracle se produit. Ce miracle que le boss attend sans en avoir l’air… Brusquement je cesse d’être un gladiateur vaincu, un flic passé au gril, un pauvre homme malade à crever… Un sang nouveau régénère mon individu.

Mathurin après ses « spinachs » quoi ! Ta ta ta tala !

Je me tourne vers le boss.

— O.K., patron, je dis, on y va… Je m’en fous de crever de n’importe quoi, à condition que ça ne soit pas de curiosité.

Je soulève le bord de mon galure pour prendre congé des Ricains, du big boss et de la morte…

Je me taille, tranquillement, d’une démarche un peu flottante en réglant mon petit mécanisme intime.

Curieux comme les femmes ont l’air de mourir jeunes dans cette histoire…

Et les hommes… lorsqu’ils se déguisent en gonzesses !

Le chef du personnel de la compagnie des taxis parisiens consulte un registre.

— Le 135 R-7 est piloté par Maubert… Celui-ci prend son service à dix heures, vous voulez l’attendre ?

— Si vous permettez, oui…

Il m’assure que tout le plaisir est pour lui, me tend un journal et je bouquine en attendant l’arrivée de l’intéressé.

Moi je n’ai pas l’habitude de lire les journaux, j’aurais plutôt tendance à les faire travailler en leur fournissant leur matière première plus qu’en les achetant.

Celui-ci ne comporte rien de sensationnel. Du moins rien que je ne sache absolument. On se mailloche la gueule en Asie ; ça mijote dans le Moyen-Orient, nos députés sont des rigolos ; Staline est canonisé ! Hitler n’est pas mort ; des rentiers se sont suicidés au gaz because leur retraite était trop chétive et le bicot du coin a essayé de s’envoyer le petit garçon de la crémière — ce qui aurait sans doute éveillé une vocation théâtrale chez ce dernier ! Moi, toutes ces salades me font fendre le parapluie.

J’aime mieux m’envoyer la page annonces…

Je m’offre la rubrique autos, puis celle des gérances, et j’en arrive à la mention : Divers…

C’est souvent la plus chouiarde… On trouve de tout là-dedans : une vraie poubelle publicitaire !

Je lis, en style télégraphique, qu’un mec échangerait un dogue allemand contre un vélomoteur. Un autre propose un train électrique…

Franchement, je me poile. Je continue à passer en revue ce marché aux puces rédactionnel. Et j’arrive à cette petite annonce : Amateur achèterais cher disque rare. Faire offre Muller, poste restante, bureau 113.

L’annonce est encadrée afin de mieux se détacher du lot.

Disque rare… Ça me fait penser à quelque chose, hein ? A vous aussi, je parierais !

Voilà que je fais un complexe du disque, à cette heure. Je pose le canard. Je respire profondément… Ça a l’air de gazer. Faut dire que je suis encore sous l’effet de la piqûre. Mais à grand renfort d’alcool et d’aspirine je le guérirai, moi, San-Antonio…

Je viens tout juste de prendre cette décision lorsque le chef du personnel m’avertit que Maubert est arrivé. Il le fait appeler puis, quand le chauffeur est là, sort discrètement de son bureau afin de ne pas me déranger.

J’apprécie sa réserve.

Maubert est un solide gaillard qui ne doit pas avoir de rapports très suivis avec l’eau sur le plan externe et pas du tout sur le plan interne.

Il a un nez qui ne tiendrait pas dans votre mouchoir et dont la couleur évoque un conclave au Vatican. Ses yeux sont enrobés d’une sorte de gelée et ses moustaches hérissées ont des souvenirs de Brouilly.

— Quoi c’est-y ? demande-t-il d’un ton académique.

Je lui fais voir ma carte afin d’éviter de trop longues explications.

— Ah bon, dit-il.

Il a l’habitude de ces sortes de visites. Tous les chauffeurs de taxi parisiens ont un jour ou l’autre la visite d’un condé qui leur demande s’ils n’ont pas chargé un monsieur en complet bleu marine dans la nuit du 12 au 13 janvier 1967.

— Hier, vers midi, je lui dis, vous avez chargé un type aux cheveux gris dans le bois de Boulogne, le long de la Seine…

— Oui, dit-il, triomphant.

— Vous vous souvenez de lui ?

— Tu parles, Charles ! s’écrie-t-il.

Il se ravise et murmure :

— Je vous demande pardon…

Et, pour chasser sa confusion, il me fait une description minutieuse de mon type. Donc, pas d’erreur, il sait bien de qui je veux parler.

— Où l’avez-vous conduit ?

— Rue de l’Eglise, à Neuilly !

— Au 103 ? je m’écrie.

— Oui, répond-il, étonné.

Ce gars-là ne comprendra jamais pourquoi je bondis hors du burlingue en courant comme Zatopek… Et vous, vous ne comprendriez pas non plus si je ne vous disais pas que l’adresse à laquelle s’est fait conduire l’homme aux tifs gris, c’est la mienne !

Du coup je ne me sens plus le moindre mal… Je ne pense plus à cette extraordinaire affaire, l’une des plus mystérieuses que j’aie jamais eu à résoudre…

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