— Vous êtes l’interne de service ?
— Oui…
— Je désire emmener ce malade ; il est indispensable que vous le réconfortiez…
Il a un sourire sardonique…
— L’emmener, grince-t-il, comme ça… Vous ne doutez de rien ! Un type qui nous a fait un beau début de congestion et qui est cuit comme un steak ! Choc nerveux, épuisement physique ; toute la lyre… Il lui faut huit jours de lit avec des soins et un mois de convalescence… Au moins !
Son « au moins » est un poème.
Le chef pâlit un peu plus, ce qui complète sa ressemblance avec une endive d’hiver.
Il se lève, s’approche du blanc-bec en blouse blanche et lui dit dans le nez :
— Faites le nécessaire pour que ce garçon puisse me suivre, et vite, je suis pressé. Sans quoi, je l’emmènerai tel qu’il est présentement… Permettez-moi de vous rassurer, je le connais et je puis vous affirmer qu’il en a vu d’autres… Ce ne sont ni un choc nerveux ni une congestion pulmonaire qui auront raison de lui…
L’autre fait un pas en arrière.
— Ma responsabilité étant engagée et pour des raisons d’humanité très compréhensibles…
Le chef l’arrête.
— Si nos services ont besoin du concours d’un malade, ça n’est pas pour le plaisir sadique de l’arracher à son lit. Ceci pour vous faire comprendre que je me moque de votre responsabilité et de vos raisons très humaines… Le commissaire San-Antonio est mon plus précieux collaborateur. Je tiens énormément à lui, mais même si cette sortie précoce devait lui être fatale, je l’emmènerais, et ce pour des motifs également très humains…
Je vous jure que c’est du grand truc ! Pour un peu, on ferait jouer la Marseillaise…
L’interne hausse les épaules, dompté.
— Très bien, fait-il.
Il sort et revient peu après avec un nécessaire à piqûres…
— Je lui fais un peu de morphine. A midi, on devra lui injecter deux cent mille unités de pénicilline-retard. Pour le reste, ma foi, qu’il fasse renouveler ses pansements. Je vous signale qu’on traite ses plaies avec une pommade à l’auréomycine… Et puis, autant que possible, qu’il ne prenne pas froid ! Parce qu’alors…
Il sort en levant les bras au ciel…
Le chef se tourne vers moi.
— San-Antonio…, commence-t-il.
Intérieurement je complète sa phrase.
— … l’heure est grave.
Et croyez-moi ou ne me croyez pas, c’est exactement ce qu’il dit !
Paris est tout rabougri. Je regarde par les vitres et je me dis que la vie est dégueulasse.
Vous préciser pourquoi est superflu. Vous trouvez que c’est normal, vous, de pratiquer un métier où l’on se fait détériorer le baquet et de ne pas même avoir le droit de crever tranquille dans son lit après ça ?
Le chef qui est assis à mes côtés pose sa main sur mon épaule.
— Je vous demande pardon, murmure-t-il.
J’en suis remué comme une mayonnaise.
— Pas de quoi…
— Vous devez vous demander ce qui se passe ?
— Ben… dame…
Il plonge la paluche dans une poche à soufflet fixée à la banquette avant, il ramène une bouteille plate qu’il me tend après en avoir ôté le bouchon.
— Cognac, fait-il.
Je chope le flask et je bois. Je ne m’arrête que pour reprendre ma respiration. Je découvre alors que la bouteille en a pris une vache secousse.
Le boss la rebouche et la remet en place.
Moi, ma parole, je me sens devenu un autre homme.
Mon sang s’est réchauffé et il me semble que je serais capable maintenant d’écraser la coque d’une cacahuète.
— Nous allons à l’ambassade américaine, murmure le boss.
— Ah oui ?
— Oui… Une femme est entrée en rapport avec les Américains. Elle leur demande cent mille dollars en échange d’une invention. Cette invention consiste en un détonateur d’un genre nouveau appelé à bouleverser le domaine des explosifs. Il paraît que cet appareil permet de « diriger » les explosions. Grâce à lui, une charge de plastic, par exemple, au lieu d’exploser en éventail, explose en rayon, ce qui porte toute son efficacité sur un même point et en multiplie l’efficacité par mille !
« Les Américains, qui sont des gens positifs, ont demandé qu’on leur soumette l’engin… Evidemment la femme a refusé. Les pourparlers ont donc été pratiquement interrompus… La femme a fait la proposition suivante : elle verra ce matin l’attaché d’ambassade et recueillera la réponse officielle de Washington. Si celle-ci est négative, le détonateur sera expérimenté au détriment des Parisiens, dans un arrondissement de Paris qu’elle désignera à l’avance.
« L’ambassade croit fermement qu’il s’agit non pas d’un bluff à proprement parler, mais de la tentative d’un inventeur médiocre pour caser sa marchandise au prix fort…
« Ils vont envoyer la femme au diable, mais par correction ils nous préviennent afin que nous la prenions en charge… »
Il ôte son gant droit et se lisse les joues.
— J’ai pensé que cette femme était peut-être celle qui vous a ravi le disque. Le signalement correspondrait assez. C’est pourquoi il est indispensable que vous la voyiez.
— Compris…
Il ajoute :
— Je ne partage pas du tout le scepticisme de nos amis d’outre-Atlantique… Il est vrai qu’ils sont sollicités à chaque instant par des quémandeurs avides de dollars qui leur proposent des choses plus ou moins fumeuses…
La première personne que nous apercevons en arrivant à l’ambassade, c’est le grand rouquin maigre et hostile aux lunettes sans monture.
Il me considère comme s’il ne m’avait jamais vu, même en photographie sur les flacons du sirop des Ardennes.
Il est à un bureau large comme un terrain de football et il se contente d’incliner sa tête d’anormal.
La lourde s’ouvre et Johnson, le jeune attaché d’ambassade que j’ai vu hier, entre, les mains tendues.
Il me regarde avec le même air de ne pas me reconnaître.
Voilà qui me turlupine. Drôles de façons décidément…
J’ai l’explication de ces attitudes : c’est un miroir qui me la fournit, pas surprenant du tout que ces mecs ne me reconnaissent pas ; Félicie non plus ne me reconnaîtrait pas car je ressemble à une aubergine. Ma peau est d’un violet bon teint, je n’ai plus de sourcils, plus de cils et ma fine moustache est complètement carbonisée…
Je suis obligé de refaire les présentations…
Johnson fait la grimace.
— Vous avez passé la nuit dans un brasero ! sourit-il.
— A peu près, je fais.
Nous nous mettons à jacter de l’invention. Johnson est formel : c’est du bidon. En général les vrais inventeurs qui proposent de vraies inventions s’y prennent autrement.
Cette démarche d’une femme ressemble à un coup louche. Il l’attend et va la recevoir dès qu’elle se présentera, c’est-à-dire dans quelques minutes, pour lui dire que le gouvernement U.S.A. ne lâchera jamais cent sacs sur du vent.
— En somme, fais-je remarquer, vous acceptez que Paris serve de cobaye…
Il sourit.
— Primo, dit-il, je n’ai personnellement rien à accepter ni à refuser. Deuxio, nous ne pouvons agir plus honnêtement qu’en prévenant les autorités françaises de cette menace…
Au fond, il a raison…
— Whisky ? propose-t-il.
Le chef secoue négativement la tête, mais moi je me hâte d’accepter… L’alcool, je vous l’ai bonni, me flanque des coups de fouet dans le corgnolon et, en ce moment, les coups de fouet me sont aussi nécessaires qu’à une haridelle pour grimper un tombereau de cailloux au sommet du Galibier.
Le rye qu’il me fait licher est de première qualité.
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