Je sais, elle avait plutôt des dons particuliers : chacun sa nature, hein ? D’autres ont la peinture dans la peau, elle c’est le pinceau !
Je cache mon sourire.
Le vieux poursuit :
— De nos jours, sans diplômes, on n’arrive pas à trouver un bon emploi…
C’est un fait…
Entre nous et un cornet de dragées hautes, il commence à me faire tartir, le croque-mitaine, avec ses pieds, sa fille ignare et ses aperçus sur l’humanité souffrante, mais il faut le laisser parler pour obtenir de lui ce qu’on désire savoir.
Son verbe est un flot généreux. Pour attraper les truites, il faut avoir de la patience… (Entre nous, cette comparaison est boiteuse. Si on veut faire dans le littéraire, on est scié de nos jours.)
— Bref, dit-il au bout d’un quart d’heure de jactance, elle fait des ménages le matin, et elle est ouvreuse l’après-midi et le soir… Il n’y a pas de sot métier, n’est-ce pas ?
La preuve, c’est que lui était gendarme.
— Non, conviens-je de bonne grâce, il n’y a pas de sot métier.
— Je préfère la voir faire le ménage chez quelqu’un de bien plutôt que de servir dans un café où les hommes saouls ont parfois des gestes inconvenants…
— Bien vrai.
— Germaine est d’une telle fraîcheur…
« Du vrai muguet », je me susurre.
— Où travaille-t-elle ?
— Oh ! chez des gens très comme il faut. Lui voyage beaucoup… La dame est seule…
Je m’adosse au mur, car ce peigne-chose ne m’a même pas offert une chaise.
— Comment s’appellent-ils ?
La réponse vient, nette.
— Van Boren…
C’est comme si on tirait un feu d’artifice dans mon bol.
— Van Boren ?
— Oui…
— Elle y travaillait hier ?
— Non, c’était son jour de repos.
— Dites-moi, monsieur Dubeuck, est-ce que vous lisez les journaux ?
— Tous les matins ! Tenez, j’allais lire La Meuse au moment où vous avez sonné.
Je souris cordialement.
— Eh bien, lisez-la, monsieur Dubeuck. Lisez-la, je suis persuadé qu’elle vous intéressera.
Je porte un doigt à mon bitos et je me brise.
CHAPITRE XVI
???? [3] Si je puis dire
Cette fois, les gars, y a du mou dans la corde à nœuds. Je cesse de numéroter les éléments de mon histoire. Et quand je dis mon histoire, je pousse un peu loin le sentiment de la propriété, car elle m’appartient fort peu.
Voilà maintenant que Miss Tu-me-veux-tu-m’as, autrement dit Germaine Dubeuck, faisait le ménage de la môme Huguette !
On aura tout vu, comme dit la chanson.
Alors, c’est bien elle qui a ouvert the door at the postman , il y a un instant ? Et peut-être l’a-t-elle fait naturellement ?
Non, pourtant, puisqu’elle a affirmé que sa patronne était dans son bain, alors que personne ne se trouvait dans l’appartement lorsque j’y suis entré.
Je consulte une horloge de ville qui m’annonce dix plombes et des poussières. Le temps passe, mes enfants ! Il galope !
Va falloir que je trace bientôt à mon hôtel, pour refaire mes bagages ; seulement, avant, j’ai un vilain turbin à liquider. Voyez-vous, bande de noix, lorsqu’on arrive au pied du mur, il faut avoir la force de se frapper le burlingue et de faire son mea culpa. Tel que vous me voyez, je go to the police afin de m’allonger. Je vais prendre Robierre entre quat’ zyeux et lui déballer mon panier. Avec ce que je lui apporte, il pourra construire son enquête et s’expédier à bon port ; moi, je n’ai plus le temps matériel d’aboutir. Après tout, je ne vais pas compromettre ma situation pour satisfaire une fantaisie ! Or ce serait une fantaisie coûteuse que de m’obstiner à rester à Liège jusqu’à ce que j’aie trouvé le fin mot de l’énigme.
Un nouveau bahut me coltine donc jusqu’aux locaux de la police liégeoise.
Je me fais indiquer le bureau de mon collègue belge et je le gagne de cette allure noble et lente des martyrs marchant au supplice.
Je frappe. Un gnace me dit d’entrer, ce que je fais sans l’ombre d’une hésitation. La pièce est assez vaste et comporte plusieurs tables noircies chargées de paperasses.
Un seul type est làga, et ça n’est pas l’inspecteur Robierre, mais un petit jeunet à lunettes, dont le visage ressemble à un coupe-papier.
Il tape à la machine avec ses deux index d’un air extrêmement pénétré.
— Inspecteur Robierre ? je questionne.
Le petit jeunet arrête de martyriser la pauvre Underwood.
— Il est au rapport !
Voix sèche, œil hostile du flic. Il débute, le chéri, mais il a déjà tout de la peau de vache. Croyez-moi, si les P-38 des truands belges ne le flinguent pas, il fera son chemin.
Ce sera le champion du passage à tabac, donc il aura une belle carrière devant lui.
— Bon, je murmure. Eh bien, je vais l’attendre…
— Allez l’attendre dans le couloir, grince le coupe-papier-dactylographe.
Ce qui indique combien il est inexpérimenté !
Faut manquer de psychologie de façon incroyable pour me parler comme ça en ce moment. Non, mais des fois, il ne le voit pas, le binoclard, que je suis en renaud ? Et ça ne se lit pas sur ma frime que, moi aussi, j’exerce la noble profession de poulaga ?
J’ai un sourire mauvais.
— Fais pas de zèle, gamin, je ronchonne d’un ton tranchant en tirant une cigarette de ma poche.
Il me regarde, va pour gueuler, mais mes yeux lui conseillent de la boucler et il se tait.
Je m’approche de la croisée devant laquelle il frappe son clavier universel. Tout en tirant des bouffées sur ma roulée, je considère le paysage gris qui s’étale devant moi. Brusquement, et pour la première fois depuis mon arrivée dans cette ville, je réalise que je suis malgré tout à l’étranger. J’ai un coup de nostalgie… Insensiblement, mon imagination remplace la Meuse par la Seine et, à la place des docks, j’érige les tours de Notre-Dame.
C’est bath…
Et les quais avec leur verdure, leurs bouquinistes, leurs amoureux… Les chers vieux quais du vieux Paname… Et ce goût sucré de l’air…
Je soupire et me tourne vers le petit coupe-papier qui s’est mis au turbin. Mes yeux se posent sur ses deux index qui dansent la mort du cygne (de Zoro) sur les touches noires.
Je rêvasse. Et brusquement… oui, brusquement je sursaute.
Un détail sur ce clavier de machine vient de me frapper. Un détail important. Je suis familiarisé avec les machines à écrire. Tous les poulets le sont car, sans savoir taper, tous les poulets pondent leurs rapports de cette façon ; mais je n’avais jamais pris garde au fait que le E accent aigu se trouve sur la même touche que le 2 et le E accent grave sur celle du 7. Pour obtenir les chiffres, il faut actionner la touche des majuscules, mais quelqu’un d’inexpérimenté, quelqu’un de pressé qui voudrait écrire 27 et qui omettrait d’appuyer sur le levier « majuscules » écrirait tout bonnement éè .
Je pêche dans mon larfouillet le message trouvé cette nuit chez Van Boren. Je l’avais oublié, celui-là ! Pas Van Boren, le billet laconique :
Georges, je suis au éè
Il ne s’agit pas le moins du monde d’un code quelconque, mais simplement d’une erreur dactylographique, d’une coquille.
Il faut lire :
Georges, je suis au 27.
Je rigole doucement devant cette trouvaille. Du coup, je reprends espoir. Notre Huguette signalait à son amant qu’elle se rendait au 27. Pour employer un langage aussi sommaire, il fallait que le Georges en question (c’est-à-dire Ribens) connût l’endroit où elle allait. Il savait de quel 27 il s’agissait.
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