Je compose mon numéro. Deux dring-dring et ma Félicie me répond.
— Ah, mon chéri, il me semblait que ça allait être toi. Tout va bien ?
— Très bien, m’man. Et… à la maison ?
— Aussi. « Elle » vient de monter se coucher. Nous avons longuement bavardé, c’est une fille très bien, tu sais. Qui a eu du mérite de…
Juste ce que je cherchais. Elle l’a bien compris, ma Félicie. Qu’on me parle « d’elle ». Que m’man me parle « d’elle » me rassure… Me donne je ne sais quel feu vert. Ce moment auquel je ne croyais plus serait-il donc arrivé ? Ce quelque chose auquel je ne croyais pas, que je ne m’expliquais pas chez les autres, que j’approchais sans jamais l’atteindre, qui toujours se volatilisait… Dis, réponds à ton vieux Martien qui t’aime bien, malgré ses rebufferies, ce quelque chose, est-ce cela ? Est-ce cette peur capiteuse, cette calme impatience, ce bonheur douloureux ?
— La mort de son frère lui cause un immense chagrin, mais je devine une espèce de délivrance au fond de son cœur. Dont elle n’a pas encore conscience, bien sûr, mais qui…
Et tu parles, Félicie… Ma Félicité. Tu plaides pour qui va venir souffler la lampe, toi ma veilleuse. Tu me racontes en contrepoint ce que je sais déjà. Ce que je sais que tu sais.
— … Ce sera à toi de…
Le coup de téléphone qui sera sans doute le plus important de ma vie, là, dans ce troquet de faubourg, en présence de deux faux voyous qui iront à l’usine demain et d’un bonhomme gâteux, que la vie a oublié derrière son rade en compagnie d’un matou taillé…
Le téléphone débroqué vibre à certaines sifflantes. Mais ce qui en coule reste musical.
— Pourquoi dis-tu : « ce sera à toi de l’aider », m’man ?
Elle a un petit rire qui semble vrai.
— Voyons, mon grand, tu le sais bien…
Un silence.
— Tu es toujours là, Antoine ?
— Oui, ma chérie. Tu sais que la première fois que je l’ai rencontrée, elle m’a flanqué une poignée de poivre dans les yeux ?
— Elle me l’a dit, oui…
Son ton est grave, malgré elle.
— Il vaut mieux que les femmes jettent du poivre dans les yeux des hommes avant de les épouser plutôt qu’après, mon petit.
— Grand Dieu ! Qui te parle d’épouser ?…
— Personne. Et pourtant, Antoine, lorsqu’elle est arrivée avec toi à la maison, malgré qu’elle eût les menottes aux poignets, j’ai su…
— T’as su quoi, m’man ?
— Que… que ce serait elle.
Puis, changeant de ton :
— Tu penses bientôt rentrer ?
— Je ne peux rien te dire, j’ai encore beaucoup à faire…
— Ces vilaines gens dont vous parliez ? Pourquoi n’as-tu pas arrêté leur chef, puisque tu le tenais ?
— Mon instinct de flic, m’man. Il s’agit d’en finir une bonne fois avec cette affaire. Je ne voulais pas risquer de voir le reste de la bande se disperser dans la nature.
— Enfin, tu sais ce que tu as à faire. Sois prudent, surtout. Pense à nous.
La recommandation me remet en mémoire l’histoire de Magnin et je pouffe.
— Pourquoi ris-tu ? s’étonne ma vieille.
— Je t’expliquerai, une anecdote marrante.
— On t’a dressé le lit pliant au salon. Je t’ai mis la lampe d’opaline bleue sur une chaise, à ton chevet ; prends garde de ne pas la renverser en entrant.
Non, m’man, t’inquiète pas.
Bon, et puis voilà.
Je raccroche. Je vide mon verre « ballon » de rhum-limonade. Dans le fond, c’est bon, le rhum-limonade.
Le premier alcool que j’aie ingurgité. C’était y a du temps déjà.
Quand l’oncle Octave m’emmenait à la pêche, dans les aubes cafardeuses, et qu’on attendait le train, moi, pétrifié de torpeur, de sommeil, d’effroi d’être planté là, parmi des types qui crachaient entre des faisceaux de « gaules ». Au buffet, trépidait un Octave tout guilleret, car lui ne dormait jamais.
« Deux rhum-limonade. Si, si, prends-en un autre, Coco (il m’appelait je ne sais pourquoi Coco) ça te réchauffera. » Je buvais. Je changeais de torpeur, passant du sommeil à l’ivresse…
— Un autre, patron ! Mais pas ballon, un grand !
Pas surpris, il verse.
Je bois en dégustant mon enfance. Elle est bien partie, la vache. Et elle s’éloigne progressivement vers des confins bizarres, n’abandonnant qu’un homme sur le sable. Echoué !
Je laisse ma tire à l’entrée du chantier.
Je mate : personne. « Ils » sont en retard. Est-ce de mauvais augure ? Se sont-ils gaffés de quelque chose malgré mes précautions ?
Le San-A. va se poster sous la loupiote pourpre. Au début, on croit sa lueur faiblarde, mais au bout d’un moment, le regard s’adaptant, elle semble inonder. Mon champ de vision se développe plus largement, de minute en minute. J’aperçois les fondations de l’immeuble en construction. Il n’affleure pas encore le sol. Les maisons, mine de rien, c’est fiché profond dans la terre, comme des piquets somme toute.
Des banches, des ferrailles, une bétonneuse dont l’ombre biscornue évoque vaguement le célèbre véhicule lunaire.
Le silence n’est troublé que par des froissements de papiers gras agités par un bout de brise qui pantèle à peine qu’amorcé. Et puis par autre chose aussi que j’ai du mal à définir. Cela ressemble à un léger sifflement continu, comme celui d’une cafetière électrique quand le caoua est prêt. Au gré de la brise mentionnée ci-dessus, ce sifflement s’écarte de mes cages à miel ou y revient brusquement. Agaçant. Et troublant, aussi, je te jure.
Je mets mes mains en pavillon devant mes écoutilles et je pars à la recherche de cette source sonore. Je furète de gauche, de droite…
Je trouve.
C’est le walkie-talkie de Magnin qui gît sur le sol glaiseux, complètement défoncé. Cette pomme a dû le laisser quimper du haut de sa plate-forme.
L’appareil, blessé à mort, agonise. Ses piles lâchent un jus faiblard dans la nuit.
Furieux, je l’achève d’un grand coup de talon. Me v’là nettoyeur de tranchées, à c’t’ heure. Malin. Nous sommes maintenant coupés des forces policières qui cernent le quartier. On va avoir bonne mine si ça tourne chtouille. Tireur d’élite, Magnin, mais maladroit dans ses gestes. L’éléphant vise bien avec sa trompe, seulement pour l’exercice, grâce et souplesse, il risque pas de mettre une patte sur le podium. Je récite des choses malveillantes à l’endroit de mon collaborateur. Ça commence par enviandé et on ignore par quoi ça finira.
Et les autres chacals qui n’arrivent toujours pas.
Pour user mon énervement, et chasser la froidure nocturne, je commence à faire les cent pas.
C’est au vingt-troisième que je bute contre le cadavre de Magnin. Il gît à la renverse, les bras en croix. Il a toujours son fusil à lunette en bandoulière, mais la crosse de l’arme est brisée, le canon tordu. J’examine le pauvre garçon et je détermine assez facilement ce qui s’est passé.
On l’a abattu d’une balle pendant qu’il gravissait l’échelle verticale de la grue. Une prune de gros calibre, virgulée par un flingue muni d’un silencieux, je présume. La balle a pénétré par le ventre et elle est ressortie entre les omoplates. Le champion de la serveuse de calandes toutes catégories est tombé comme une pierre et s’est écrasé le bocal à l’arrivée.
« Sois prudent, papa : pense à nous. »
Ma gorge se serre. Je me traite de minable, d’assassin. Si j’avais emballé le comte de Monte-Carlo au lieu de finasser, Magnin serait en train de fourbir la jupaille d’une nana dans son impasse de Boulogne. Quelle chierie de métier, Seigneur !
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