Pour le coup, je saisis la petite tigresse à pleins bras avides (marrant, hein ?) et lui chuchote à l’oreille :
— Maintenant, retournez m’attendre dans votre chambre.
Elle halète. Ses cheveux blonds sont collés sur son front en sueur. On dirait qu’elle n’a pas entendu ce que je lui ai dit.
Me fixe, indécise.
— Filez dans votre chambre, je vous y rejoins !
Cette fois, elle a pigé. Elle s’en va après une dernière invective au comte.
Monte-Carlo se redresse péniblement. Il grimace et se masse. Il souffre. Ses portugaises sont en feu. L’une d’elles est même décollée du haut et saigne.
— Qu’est-ce qui lui a pris, à cette saleté ? m’apostrophe-t-il.
Je lui réponds d’une tarte qui le fait pencher comme la tête d’un cyprès dans le déchaînement du mistral.
— Soyez poli, vieux. Sinon c’est moi qui vous entreprends.
— Mais pourquoi…
— Elle n’aime pas ce que vous avez fait à son frangin.
Il hoche la tête et détourne les yeux, d’où je conclus que le dénommé Céleste-Donato n’a pas dû l’avoir chouette.
Tu connais mes inspirations ?
Pas bien ?
Alors, mords la démontrance :
— Monte-Carlo, fais-je, Zoé a mis la main sur le petit matériel que vous guignez uniquement pour disposer d’une monnaie d’échange. Elle voulait la liberté de son frangin en contrepartie. Mais maintenant qu’il est mort…
Hein, t’entends ce que je lui bonnis ? Au pif, je te dis. Une assurance noire. Ce culot, Fifine ! Ce fil d’aplomb !
— Mais maintenant qu’il est mort, reprends-je, voyant que l’autre endoffé ne proteste pas, moi je vais vous les échanger contre de la monnaie normale. Vu ?
Il fait « vu » avec la tête.
C’est pas dur, je t’apprendrai.
Bien, bon, on discutaille un moment. Après quoi je le laisse pour aller récupérer Zoé et ses valoches. Je cigle sa note aux deux mégères que Béru lutine et qui, déjà, se font la gueule au point qu’un « décousinage » me semble inévitable.
Et je recommande au trio de ne pas souffler mot au comte de Monte-Carlo de ma qualité (mais en est-ce une ?) de flic sous peine de représailles épouvantables. Après quoi, tu ne sais pas ?
— Zoé !
— …
— Je vous aime !
L’officier de police Magnin est un colosse rose et blond, avec un regard d’azur qui noircit quand il se file en pétard. Il porte toujours de beaux complets marron à rayures et des chemises dans les tons saumon (fumé). Avec ça, grande gueule et tringleur d’élite. Premier prix de tir et premier trousseur de serveuses de restaurant de la Grande Taule. La serveuse, c’est son vice, son dada (et il monte souvent), son obsession, sa hantise. Il prétend que c’est la robe noire et le petit tablier blanc qui lui portent au sang. Il tringle scientifiquement, Magnin. Il investit, défriche les restaurants, rue après rue, quartier après quartier, arrondissement après arrondissement. Présentement, il écume, si l’on peut dire, le 4 e. Avant d’entrer dans un établissement c’est pas le menu qu’il examine, Magnin, mais la serveuse. Si elle a moins de quatre-vingts et plus de quinze, il se pointe, la cravate bombée, les épaules à l’équerre, l’œil conquérant et la lèvre en ventouse.
Il aime à raconter.
Tiens, en ce moment, il m’explique sa dernière : une Niçoise pétaradante du réchaud. Il l’a cueillie la veille, au sortir du restaurant où elle coltine son petit-salé-aux-lentilles. Elle avait juste un manteau à col de lapin pardessus sa tenue de travail. Il l’a embarquée dans la 204. Direction une impasse, du côté de Boulogne, dont il a le monopole, ayant fait une âpre chasse à tous ceux qui s’y aventuraient pour une bagnole’s party.
Je te raconte Magnin, chemin faisant, mais tu vas voir, c’est gonflant.
Mon subordonné, ses gonzesses de bouchons, il aime les percuter en tuture. Non par ladrerie, pour faire l’économie d’une chambre, mais parce qu’il répugne à redescendre un escalier devant une fille mal rajustée qu’il vient de passer à la moulinette farceuse. Ça le déprime. Il déteste le temps mort succédant à l’acte. Attendre le réharnachement d’une nana compostée, c’est au-dessus de ses moyens. Tandis qu’en voiture, c’est l’idéal. L’inconfort favorise les positions baroques et quand c’est fini, tu démarres pendant que miss Troussée remet sa panoplie en place. Te reste plus qu’à la déposer galamment devant une station de métro en lui disant « Merci, bravo, je t’enverrai du monde ».
Donc, hier, il s’est téléguidé une Niçoise, Magnin, un sacré lot, monsieur le commissaire. La cinquantaine, très brune, avec de la barbe et du poil partout, un vrai caniche royal ! (Il a des goûts de luxe.) Le genre remuant. Elle te m’a fait une de ces séances, patron, que le dossier du siège passager en a été déglingué. Une vraie furie. De la gonzesse pour Land Rover. Je la rembarquerais encore une ou deux fois dans ma Peugeot, je serais obligé de changer de chignole… Bref, on se démène magistral. Je la crache devant chez elle — c’était sur ma route —, je rentre au logis. La bourgeoise ne dormait pas. Je lui roule la pelle du remords. Je me dessape, et puis la v’là qui me dit : « Approche voir, Loulou, t’as quéque chose d’accroché à ton slip… » Vous savez ce que c’était, patron ? Le petit cadre à ventouse que ma bonne femme avait fixé au tableau de bord. Dedans y avait sa photo et celle du môme. Et sur le cadre, en lettres d’or, y a d’écrit : « Sois prudent, papa, pense à nous ».
J’accueille la chute avec les gloussements qui conviennent. Mais je remballe ma rifouille vu que nous sommes parvenus à destination.
Je ralentis.
— Ouvre grands tes châsses, Magnin, te voilà à pied d’œuvre. Mon rancart doit s’opérer dans ce chantier : sous la loupiote rouge près de la cabane à outils. Chope ton matériel et grimpe sur la plate-forme supérieure de la grue qui se dresse au mitan du chantier. Tiens-toi prêt à toute éventualité. S’ils me font un coup d’arnaque, plombe-les. De même si je crie « Vas-y », arrose-leur les pattes. Dis-toi que je cours un grand danger et qu’il n’y a que toi pour me couvrir. Au cas où ils me descendraient, préviens les voitures par walkie-talkie. Elles sont embusquées depuis deux heures déjà aux angles du quartier. Compris ?
— Ça joue, patron.
Il prend son fusil à lunette, sa lampe frontale à infrarouges, son walkie-talkie… Puis sa haute stature se fond dans l’obscurité du chantier.
Je mate ma tocante.
10 h 30. J’ai une bonne demi-heure devant moi, à tuer.
Tout naturellement je me propage vers un troquet. Dans ce coin de banlieue, ils ferment tôt. Je rôdaille un peu le long de façades lépreuses et finis par retapisser une lumière. Celle d’un bar minable où deux jeunes gens à longs crins, longs favoris et pantalons à pattes d’éléphant malmènent un appareil électrique pour tenter de diriger des billes d’acier dans des méandres compliqués. Des loupiotes multicolores s’allument, ponctuées de fracas métalliques. Le taulier est un vieux bonhomme impassible et pas rasé.
— Ce sera ?
J’hésite. Pas soif… Au hasard, et aussi parce que c’est un troquet à ça, je lâche.
— Un rhum-limonade.
— Ballon ?
Tout un rituel, un vocabulaire, un monde. Le bistrot, c’est une manière de se sentir chez soi à travers le monde, parmi les anonymes…
— Oui : ballon. Vous avez le téléphone ?
Il me montre l’appareil sur le comptoir, caché par des verres et des bouteilles poisseuses.
— Servez-vous.
Je cramponne le combiné. Il colle. Il est cassé et ravaudé avec un scotch pisseux. Le disque mécanique béquille en se remettant en place lorsqu’on l’actionne. J’avise un gros chat gris, castré, en train de roupiller de l’autre côté du rade, sur un coussin innommable. Tout ici est d’une mélancolie un peu sordide. Cela fait songer à la mort et au chagrin. A la misère que nous traînons, comme les anciens haleurs de chalands, le long des berges géométriques…
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