La dame hôtelière sort d’un coffre-faible (il a cent vingt ans et ton petit garçon pourrait l’ouvrir avec le manche de sa sucette) un passeport français, établi par l’ambassade de Rome.
Rome : la ville papale !
Tu vas trouver que je lance le cochonnet un peu loin, mais j’aime bien trouver des points communs aux différents éléments d’une enquête.
Zoé est née à Nouméa le 27 avril 1944. Elle est musicienne de profession (ce que je pressentais déjà) et elle habite à Rome, 69 via duc d’Oteuil. Elle mesure 1,64 m (ce qui m’aurait convenu parfaitement) et elle a les yeux noirs (ce qui ne te surprendra pas). A la rubrique signes particuliers, le préposé a écrit néant (ce qui te prouve que les fonctionnaires français sont moins racistes que certains l’affirment).
Je contemple la photo placardée sur un feuillet bleu. Pas mal, la gosse ; mais moi, les petites filles teintées, je les préfère pas blondes.
Question de folklore. Le regard de la môme est intelligent, direct.
Je rends le document à Mme Chose.
— Quel genre de fille est-ce ?
— Quelqu’un de très bien, de la classe, de l’élégance. Et pourtant, hein ? Vous avez remarqué ? Elle est plutôt sombre !
Elle tapote le visage de Zoé.
— Quelle genre de vie menait-elle ?
— Rangée. Elle se levait relativement tôt pour quelqu’un que son métier obligeait à se coucher tard.
— Elle recevait du monde ?
— Des collègues de son orchestre, parfois. Je suis allée l’entendre un jour que je passais par les Grands Boulevards. Un vrai régal ! Quand on pense que des femmes jouent de la sorte, hein ?
— Oui, soupiré-je, quelle revanche sur les hommes. A propos d’hommes, elle en recevait également ?
— Jamais.
— Des appels téléphoniques ?
— Quelques-uns, mais qui ne duraient jamais longtemps. Ce n’est pas le genre de cliente qui bloque les lignes pendant des heures.
— Du courrier ?
— Peu.
— Quelle provenance ?
— Italie, surtout.
— Le docteur prétend qu’elle s’est gavée de barbiturique, on en a trouvé dans sa chambre ?
— Bien sûr, c’est d’ailleurs ce qui l’a mis sur la voie.
— Vous voulez bien me montrer l’appartement de Mlle Robinsoncru ?
— Venez. Il faudra m’excuser : le ménage n’est pas fait, car je prévoyais une intervention de la police et j’ai préféré tout laisser en état.
— Bravo.
Elle roucoule.
— Vous êtes jeune pour un commissaire.
— Je le fais exprès, tacautaqué-je.
Une converse, tu flanques une phrase pareille dedans, elle ressemble dare-dare à un champ d’épandage. Ton interlocuteur trouve plus rien à te dire.
La piaule de Zoé se situe au premier. C’est la porte à gauche de l’ascenseur. La dame plaquée eczéma à 18 carats glisse la clé là qu’on doit la foutre, ouvre, s’apprête à entrer. Mais la dextre puissante de ton mignon Sana la stoppe ; tu parles !
— Ne perdez pas davantage votre temps, chère madame. Il est trop précieux, je m’arrangerai tout seul.
Profitant de son éberluement, je me coule dans la pièce et referme.
Au verrou.
Je m’attendais à une odeur puissante, un peu animale, avec par-dessus ces fragrances, des effluves tapageurs. Mais ce n’est pas le cas.
La préoccupation du colored man, admets-le ou va te faire jucher sur un paratonnerre, c’est le parfum. Il est obnubilé par ce qu’on lui dit de ses exhalaisons. Plus il s’inonde, plus il se croit à l’abri de lui-même. Alors il en remet. Mais son fumet implacable s’impose. Et il fait bien. J’ai horreur des races incolores et inodores. C’est sans personnalité. On t’a déjà causé de l’odeur d’un Suédois, toi ? Never, mec. Le Scandinave c’est du jambon de Paris sous cellophane : il sent rien. L’odeur, c’est la vie. Un individu qu’a pas de bouquet, c’est un produit de régime. Ne puer qu’une fois mort constitue à mon sens un manque de personnalité. Fouetter de son vivant, ça, oui, c’est marquer sa présence en ce monde. L’individu sans sillage est une page de papier pelliculé sur laquelle l’encre ne prend pas. Et je peux t’en déballer encore trois pleins tombereaux sur la question. Une fois lancé, faut une salve de mitrailleuses jumelées pour me faire taire. L’artiste est nullement fatigué. Au plus j’en sors, au plus il m’en vient.
Mais outrons. Passons outre. Outrepassons.
Santonio chien de chasse !
A voir. A suivre.
Viens.
Primo la commode.
De la lingerie féminine. De celle qui émeut le doigt de l’homme, fût-il flic futil. Des zizis mignons, des trusquemuches sorceleurs. Ça porte au rêve, aux sens, à la viande, à l’aqueux. C’est doux, soyeux, ça s’accroche aux ongles. Moi qui suis un ongulé de frais, je peux t’assurer de ma délectation.
Les dessous sont dessus, comme toujours dans un tiroir. Je les mets sens dessus dessous, et sous les dessous je trouve des sous (Devos t’arrangerait tout ça mieux que moi, mais il est plus cher).
Beaucoup de sous sous les dessous.
Ma surprise est de courte durée.
J’écarte les dessous, je reprends le dessus et je compte les sous.
Deux mille francs nouveaux.
Normal pour une clarinettiste, hein ? A propos tu connais l’histoire du chasseur qui avait morflé une volée de plombs dans le scoubidou-verseur ? Il a dû suivre des cours auprès d’un clarinettiste pour apprendre à placer ses doigts quand il allait lance-broquer. Bon, attends, on causait…
Continue ton œuvre exploratrice, mon San-A. Tu tiens le bon bout. Quelque chose finira bien par sortir de ce terrier à force de l’enfumer.
Et dire que pendant ce temps, à Rome, quartier Vatican, le bon Saint-Père est déjà en train de mettre son ciboire du dimanche dans son attaché-case et ses mules (Charles Jourdan) par-dessus son pyjama pontifical, sans se douter de ce qui se manigance à Paris en sa faveur.
Je vous parie une étape de Lapébie, contre une étape de l’abbé Pie qu’il ne se doutera jamais de rien, notre sixième Paul, grâce au glorieux commissaire dont le nom, le gnon et le moignon sont sur toutes les lèvres.
Un peu de correspondance, peut-être, manière d’éclairer la lanterne de m’sieur Santantonio (comme ils disent) ? Hélas, rien d’intéressant… The desert of Gobi.
Par contre, je remarque un tas de cendres provenant de papiers brûlés dans le lavabo. Les cendres se trouvent dans la corbeille, mais des particules de papelard roussi subsistent sur les parois de la cuvette émaillée. M’est avis, comme on disait dans les premiers romans noirs américains, m’est avis que la sœurette a bien et bel voulu s’expédier sous le gazon et qu’elle a brûlé des fafs avant d’avaler sa potion magique.
Le tube ayant contenu cette dernière se trouve encore dans le cendrier de la table de chevet. Du Burnorectal ! Tu parles : ça ne pardonne pas. Avec un demi-comprimé, tu dors dix-huit heures, avec deux, une semaine, et avec tout le tube, c’est l’archange Dugenou qui vient te réveiller en grattant le trou de son luth.
Le reste de mes investigations (comme on dit puis) ne donne rien. Des toilettes dans la penderie, des partitions dans un cartable à musique. Une chouette clarinette baveuse dans son étui. Je peux pas me retenir d’en jouer un p’tit coup. Du moins de souffler dedans, parce que moi, franchement, je ne joue bien que de la minicassette.
Mais t’es seul avec un instrument, en grand gamin, faut que tu l’essaies. Une force polissonne t’incite. Alors j’époumone dans l’embouchure. Mais rien ne vient. Pas le moindre couac. Ça me rappelle ce Laurel et Hardy où Laurel soufflait chez un brocanteur dans un hélicon-basse. Aucun son n’en sortait. Et puis, au bout d’un moment, un fracas de cuivre faisait tituber ce cher vieux Laurel. Surréalisme. Y a que ça : le surréalisme.
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