J’attrape Antonio Il dans son bolide-tout-terrain et le lance au plafond. Il rigole aux éclats. T’as déjà entendu un rire de bébé, toi, l’horrible ?
— Fais très attention, mon grand, ça risque de lui provoquer un ébranlement nerveux…
— Penses-tu, vise-moi ce gros lard, s’il est placide.
Le mouflet me file des torgnoles sur les joues. Il adore virguler des beignes. Ça le fait marrer.
— Tu sais qu’il dit « papa » couramment, annonce triomphalement ma brave femme de mère. Toinet, dis « papa » ! Dis « papa » à papa, Toinet !
Et le Toinet de gazouiller :
— Ppppape, ppppape…
Que ma bonne Féloche en chiale d’attendrissement. Mais bibi réagit prompto.
Je suis court-circuité soudain. Un grand coup de 2000 volts dans les épinières moelleux, mon gland.
Je repose le chiareux dans sa Mercedes décapotable à propulsion directe.
— Quelque chose qui ne va pas, mon grand ? s’alarme Félicie.
— Non, au contraire… Je viens de comprendre quelque chose…
Et c’est vrai, ma noix vomique : j’ai pigé grâce à Antoine-bis le message transmis par Régina.
Le correspondant anonyme n’a pas recommandé que je « fasse attention à mon papa », mais « que je fasse attention au pape ».
Tu entraves, dis, macaque ?
Au PAPE !
Bon, alors je renfile ma veste. Et j’abandonne la maisonnée au bas de ce deuxième chapitre, comme les filles mères de jadis abandonnaient le fruit du péché sous le porche d’une église.
Si t’aimes la musique, suis-moi !
CHAPITRE « C » [10] Comme toi.
Quoi de plus sinistre en ce monde (voire même dans l’autre, mais le plus tard possible) qu’un orchestre de dames ?
Réponds, nez-pelé, t’as déjà maté des trucs plus déprimants qu’un orchestre de brasserie féminin, toi ?
Ces pauvres mémères en uniforme qui te crincrintent les portugaises en trempant la soupe, ça a quelque chose de concentrationnaire, je trouve. Ça te donne une certaine idée de l’enfer. La grosse qui violine, la maigre qui pianote, la vieille rouquine à l’accordéon, mais surtout la pauvre dame de la batterie !
Un truc d’homme, le tambour. Tu fous une gonzesse à une batterie et cette dernière se met à ressembler à une batterie de cuisine.
Elles sont dodues et d’un âge qui canonne, les mélodieuses.
Le saxophone (aphone) est « tenu » (à deux mains) par une dame qu’on verrait mieux derrière un guichet de la Sécurité Sociale. Elle a de grosses loloches entre lesquelles elle cale son instrument.
La violoniste dirige l’orchestre. C’est elle qui fait « un, deux, trois, quatre » avant de beaudanuber.
J’ai beau m’écarquiller les vasistas, je n’aperçois aucune fille sombre dans la formation. Crois-moi, elle se retapisserait facile si elle était là, parmi ces tarderies bronzées au néon de brasserie.
Je commande un demi, à une table proche de l’estrade et j’attends que mesdames les mémères aient fini de musiquer. Je me respire la Veuve Joyeuse, le Pays du Fou rire, le Machinchose de la Forêt Viennoise et Fascination. Ensuite de quoi, les braves femmes font une pause-pipi des plus méritées. Je me lève et civilement aborde la cheftaine au violon.
— Madame, mouliné-je en si bémol galvanisé, voulez-vous permettre à un admirateur forcené de vous manifester son enchantement ?
Joignant le geste à la parole, je glisse un billet de la glorieuse banque de France entre les entrailles de chat tendues sur son stradimarius (et olive).
L’aimable femme glousse d’aise et me remercie avec des trémolos (déformation professionnelle).
— Votre admirable orchestre n’est pas au complet, me semble-t-il ? Je viens fréquemment au Budapest me délecter les trompes d’Eustache, et j’avais remarqué parmi vous une jeune femme à la peau très brune, enchaîné-je.
— Vous voulez parler de Zoé Robinsoncru ?
— Peut-être. J’ignore son nom. Elle jouait de la clarinette, je crois ?
— En effet. Elle n’est pas venue aujourd’hui, ce qui nous inquiète. Demain matin, j’irai prendre de ses nouvelles à son hôtel de la rue Dominique-Beaufils.
Je n’ai donc pas à la questionner plus avant puisqu’aussi bien elle m’a fourni spontanément le renseignement que je souhaitais.
Les gens, c’est curieux, leur tempérament, t’es d’ac ? D’aucuns, tu les attaques avec des pinces à langouste et toutim pour leur extraire un bout de morceau de tuyau et ils regimbent à outrance. Tandis que des certains, à peine tu leur dis bonjour, les v’là qui s’affalent complètement.
C’est le cas de cette grande artiste.
Merci madame Crincrin. Que Strauss, Lehar, Messager et confrères vous pardonnent ce que vous leur aurez fait.
Je peux pas me gourer : y a qu’un hôtel rue Dominique-Beaufils. Il s’appelle le Carole (pour des raisons qui ne regardent que moi ou presque). C’est un agréable établissement, intime et très confortable. Style la petite-résidence-bien-tenue-où-long-nez-comme-chez-soie. Tu mords le genre ? Ça commence par un salon-réception, ça continue par un salon-salle à manger, et se poursuit par un salon-bibliothèque.
Une dame d’une volée d’années m’accueille. Elle est très avancée de la poitrine : tu commences à lui apercevoir les loloches cinq minutes avant le reste quand elle tourne le coin de la rue. Elle est châtain-triste-frisottée avec un maquillage maladroit qui masque imparfaitement son eczéma.
— Oh, monsieur, nous sommes complets, désole-telle en me voyant entrer.
— J’en suis ravi, dis-je. Mais moi, je voudrais simplement rencontrer Mlle Zoé Robinsoncru.
L’aimable sourire se déguise en grimace désolée.
— Vous êtes de ses amis ?
— Pas encore, mais je me sens tout à fait capable de le devenir…
J’ai tort de plaisanter, la taulière n’aime pas. Elle appartient à ce genre d’hôtesses qui dirigent leur hôtel comme une institution de jeunes filles, observant le comportement de ses pensionnaires et sélectionnant leurs visites.
— Que voulez-vous à Mlle Robinsoncru ? questionne-t-elle d’une voix soudain aussi abrupte que la face nord de la Barre-des-Ecrins.
Bon, faut passer au tourniquet de contrôle. Je montre ma plaque (que je préfère à celles qu’elle trimbale sur la poire).
— Police ! fait-elle. C’est l’hôpital qui vous a prévenu ?
Le ton est plus qu’adouci : sirupeux.
Moi, tu te rends compte si je tique ! V’là qu’il est question d’hôpital, now ! Je me rencarde. La maîtresse de… (comment s’appelle-t-il, déjà ? Oh, oui : céans !). La maîtresse de céans, dis-je, me narre par le menu (il est placardé contre la porte de la salle à manger) des péripéties d’un grand intérêt. Sache que, ce matin, lorsque la femme de chambre a porté son café au lait à Zoé Robinsoncru, elle a trouvé la jeune fille inanimée. Un médecin mandé d’urgence a détecté une trop forte absorption de barbiturique.
Accident ? Tentative de suicide ? Mystère… On a drivé de toute urgence la jeune femme à l’hôpital Albert-Brunerie, service des réanimations. Aux dernières nouvelles, son état serait jugé (par contumace, car elle n’a toujours pas repris conscience) stationnaire.
Ben, dis donc : y s’en déroule des choses, mine of rien, dans ce polar ! T’as de la chance, t’aurais pu me passer à côté sans m’acheter. Un moment de distraction, ça arrive.
— Il y a longtemps que cette personne logeait chez vous ?
— Un bon mois.
— D’où venait-elle ?
— Vous désirez son passeport ? Il est dans mon coffre.
Précieuse collaboratrice. Les velléitaires, en matière de police, y n’existe rien de plus efficace.
Читать дальше