Elle parle :
— Mon nom est Iria Jélaraipur. Je suis la nièce d’un diplomate hindou travaillant pour des pays de l’Est. Très tôt, j’ai pris conscience du don de télépathie que je possédais. Mon oncle m’a confiée à un initié fameux de notre province, lequel m’a transmis son savoir immense. Depuis lors, il m’est possible d’agir sur le subconscient des autres et de les amener à prononcer des paroles ou à accomplir des actes fous ou pour le moins absurdes. Ainsi, c’est moi, à la demande de mon oncle, qui ai influencé Lech Valesa pour l’amener à renier son idéal ; de même j’ai dicté à la princesse d’Angleterre des gestes extravagants ; j’ai infligé des pertes de mémoire au Président de la République française ici présent, ce qui vous explique son étrange comportement au moment de l’affaire du Rainbow Warrior ; et c’est moi qui, ce soir, ai inspiré à Sa Majesté les paroles incohérentes que vous venez d’entendre. Une force inconnue me révèle tout l’odieux de mon comportement. J’accède enfin à la lumière et prends l’engagement solennel de mettre désormais mon pouvoir au service de l’humanité souffrante. Votre Majesté, monsieur le Président, j’implore votre pardon.
Remous dans l’assistance.
L’effarement change de forme. Cette confession publique n’efface pas les effets fâcheux des paroles prononcées par le roi. Pour renouer l’ambiance après tout ce circus, faut faire appel à des professionnels chevronnés. Comme il ne s’en trouve pas à proximité, on refait appel à l’orchestre de chambre. Les musicos reviennent et interprètent une nouvelle introduction ; celle du Doigt dans le Culte de Jean-Sébastien Devos.
Cependant que je me dirige vers la sortie, où Iria se pointe en chancelant sous les regards outrés de l’assemblée.
— Bonjour, murmure-t-elle en m’apercevant.
Je lui souris.
— Salut, petite démone. Alors, on raccroche ?
— J’étais en perdition, murmure-t-elle.
— En effet, et je peux vous affirmer que le père Kandih Raâton que j’ai vu l’autre jour n’est pas fier de vous, loin de là !
Nous traversons une enculade de pièces dorées à la feuille. Tous ces hauts lieux se ressemblent. Les masures royales n’en forment qu’une. C’est partout le même palais : colonnes, moulures, dorures, brocarts, marbreries en tout genre.
Des valets en livrée nous regardent partir. Un concierge-chef nous demande s’il faut appeler notre voiture. Non, non, pas besoin. On va marcher un brin. J’entends rester un bout de nuit en compagnie d’Iria ; pas pour la chose bagatelleuse que tu soupçonnerais de ma part, mais pour lui en faire cracher un maxi sur ses collusions, le trafic vilain à son tonton. Qui donc a buté ses copains de Gibraltar et a essayé de me faire cramer ? Qui donc l’a placée dans l’entourage de l’Illustre ? Et dans celui de Valesa ? Et ici, hein ? Quel vilain Belge a joué un pareil tour à son roi, petit-fils d’Albert Pommier, le Roi-Chevalier (ma pomme, c’est moi a… a… a…). Quel grand dessein derrière toutes ces sombres manigances ? Discréditer le monde occidental ? Lui avoir la peau, une bonne fois, en loucedé ? Le tuer par le ridicule ? Le noyer dans le grotesque ? Pas mal chiée, la combine ! Bravo ! Fallait y penser. Le ridicule tue, alors on tue l’Occident avec le ridicule. Bien plus performant que la force nucléaire.
Elle trottine à mon côté, dans sa robe étroite. On suit une avenue plantée d’arbres et de réverbères. Des feuilles mortes commencent à craquer sous nos pinceaux. Le vent du nord les emporte dans la nuit froide de l’oubli.
« Ah ! je te tiens, ma fille ! Tu es à ma merci. Fini tes farces catastrophiques ! Je vais, moi, te brancher sur les belles causes. Tu vas secourir, comme je t’ai forcée à le déclarer à Laeken. Se-cou-rir. Qui ? Nous verrons. Y a tellement de boulot à faire… »
— J’ai froid, murmure Iria. J’ai laissé mon boléro de vison au palais.
J’ôte ma veste et la lui dépose sur les épaules.
— Merci.
On marche, on marche.
— Où allons-nous ?
— A mon hôtel.
— Je n’ai jamais fait l’amour, avoue-t-elle.
— Vous auriez peut-être dû, mais ça n’est pas pour ça que je vous conduis à l’ Amigo.
— C’est pour quoi ?
— Une mise à jour. On va liquider le passé pour pouvoir se tourner vers l’avenir.
— C’est une bonne décision, approuve Iria, soulagée.
Combien de temps restera-t-elle soumise à mon emprise ? Tant que Kandih Raâton vivra, il me l’a dit ; mais après ? Mon pouvoir temporaire cessera et elle retournera à ses coups fourrés ! L’eau va toujours dans le sens de la pente !
On arrive vers le centre. La circulation est fluide. L’air fraîchit de plus en plus.
Iria s’arrête, ôte l’un de ses escarpins qui la blesse. C’est pas tellement fait pour le jogging ces petites pompes-là.
Je la contemple, fasciné par sa beauté, éclatante dans la lumière du réverbère auquel elle s’appuie. Tout à ma contemplation, je n’entends pas s’arrêter une moto, près de nous. Du moins, si je l’entends, je n’y prends pas garde. Une détonation claque, terrible dans le presque silence de l’avenue. Un bruit ample et creux. La tête de ma compagne n’existe plus. Iria s’abat dans les bégonias belges d’un massif, sans lâcher sa godasse.
Ici est résolu, bien malgré moi, un délicat problème.
Je regarde foncer un bolide noir emportant deux silhouettes également noires. Les patrons du tonton maharaja n’ont pas fait long pour prévenir les aveux de leur magicienne.
Je le savais que m’man placerait l’oiseau des Indes sur le montant de la boîte à sel. Ç’a été son réflexe. Ça fait une tache de couleurs vives sur le bois brun.
Elle tourne une mayonnaise dans un énorme bol ancien au fond duquel, comme motif, ça représente un coq. C’est moi qui lui tiens le bol bien à plat sur la table. Une manie qui remonte à ma petite enfance. Mais à cette époque je le tenais moins fermement plaqué à la toile cirée. Selon les caprices giratoires de la cuiller de bois, on aperçoit un bout de coq, sa crête, ses pattes, mais la mayonnaise en formation l’emplâtre tout de suite et il disparaît.
— J’ai oublié de te dire que M. Pinaud a téléphoné pendant ton absence, mon grand.
— Ah ! bon, qu’a-t-il dit ?
— Qu’il est toujours au Caire et qu’il compte s’y fixer dès qu’il aura obtenu ses papiers. Il a fait la connaissance, là-bas, d’une ancienne religieuse protestante, une Hollandaise, avec laquelle il espère refaire sa vie. Il voudrait que tu ailles trouver Mme Pinaud pour la mettre au courant de la situation et aussi pour lui faire expédier des vêtements, car il est toujours en pyjama. C’est malheureux, à son âge, de prendre une pareille décision.
— Chacun sa vie, soupirai-je. Et le mariage de Marie-Marie ?
— Le douze du mois prochain. Elle est venue hier me présenter son futur époux, un garçon charmant.
— Parfait, tout le monde il est heureux, en somme ?
Dans le fond, on doit être bien au Bihar, dans la masure coloniale du colonel Branlett, à attendre la mort en se berçant soi-même au creux d’un rocking-chair.
Pourquoi une nostalge de ce pays me point-elle depuis la fin de l’aventure ? En me repassant son don, le bon Kandih Raâton m’aurait-il inoculé l’amour de son pays ? Si je te disais (mais que ça reste entre nous) ce matin, j’étais aux chiches et je me suis surpris à me coller dans la bouche l’extrémité du rouleau de papier hygiénique, pour l’avaler et ensuite m’astiquer l’alambic ! Marrant, non ? Je me suis repris à temps, mais ça m’a laissé rêveur.
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