Une vilaine toux catarrheuse mobilisa mon attention. J’aperçus un homme dans un rocking-chair, derrière une touffe de bambous. Si ce type-là n’avait pas cent ans, c’est qu’il avait perdu son extrait de naissance et s’en était refait faire un en trichant sur sa date de naissance. T’aurais dit une momie dans des hardes d’allure encore militaire. Un long short beige, des chaussettes montantes dépenaillées, une chemise verte avec une chiée de poches, un casque colonial comme on n’en trouve plus que dans les revues des Folies-Bergère. Il restait immobile sur son siège mouvant, droit, le regard fixe, le menton casse-noisettes. Il avait dû paumer depuis des décennies son dentier et ses lunettes ; peut-être bien sa mémoire aussi. Sa face n’était composée que de trous d’aspect funèbre. Il économisait ses gestes et ne devait plus se nourrir que de l’oxygène ambiant, comme ces fleurs qu’on te vend dans des bocaux et qui s’éternisent chez toi sans que tu t’en occupes un instant.
Je m’approchai, le saluai avec la déférence que lui valait son âge canonique et lui demandai s’il était le mage Kandih Raâton.
— Pour qui me prenez-vous, gentleman ? demanda-t-il d’une voix d’outre-tombe.
Il avait un accent anglais tel qu’il devait être au moins britannique. Effectivement, et sans que j’eusse à le questionner, il m’avertit qu’il était le colonel Branlett, de l’ex-armée des Indes.
Bien qu’anglais, il se montrait disert ; sans doute se trouvait-il en manque d’interlocuteurs ? A la retraite depuis une quarantaine d’années, veuf et sans enfants, il avait choisi de terminer sa vie dans ce pays qu’il aimait. J’eus droit à ses états de service, à la liste de ses décorations, à ses considérations sur l’Angleterre Nouvelle, lesquelles n’étaient pas fameuses.
Quand il se tut, je me dis qu’il venait de produire l’ultime effort de sa longue existence et que je devais me préparer à recueillir son dernier soupir, encore que je n’aurais su où le mettre. Il avait les yeux clos, la bouche comme un trou de balle de jument noire et des narines de squelette d’oiseau migrateur.
Timidement, je me risquai à réclamer le mage. Il y eut un long silence. Le colonel Branlett cherchait à se rappeler comment il convenait de s’y prendre pour respirer, puis pour parler. Ça lui revint au bout d’un temps interminable.
— J’ignore si ce vieux saltimbanque vit encore, dit-il, cela fait plusieurs mois que je ne l’ai vu.
— Où aurais-je une chance de le rencontrer ?
Branlett fit un effort colossal et parvint à me désigner sa masure.
— La pièce du fond.
Je remerciai et m’y risquai.
Le capharnaüm (Herculanum et Pompéi) était indescriptible, ce qui va m’éviter de te le raconter. Sache simplement que je trouvai, dès l’entrée, une folle accumulation de caisses, de meubles, d’objets, de denrées plus ou moins comestibles, d’armes, de livres, de récipients et de détritus. Une odeur âcre et suffocante me chavirait. Par-dessus celle de la merde et de la pourriture, c’était l’odeur de vieillesse qui prédominait. La plus horrible ! Les autres, en te bouchant les narines, tu finis par les braver. L’odeur de vieillesse s’insinue. Elle ne te pénètre pas seulement par tes voies olfactives mais par tous tes autres sens. Elle t’atteint, te contamine.
Je me déplaçai au milieu de ce bazar effroyable comme sur un sol marécageux, cherchant des endroits où je pouvais avoir pied. Cela avait dû être la pièce à vivre jadis, mais avec le temps et l’abandon, c’était devenu un repaire de bêtes fauves. Je parvins à le traverser pour gagner une porte (la pièce en comportait deux en comptant celle de l’entrée). L’ayant poussée, je débarquai dans un endroit plus exigu, dont la nudité contrastait avec le fourbi innommable encombrant le premier local. Il n’était meublé (si j’ose ainsi exprimer) que d’une natte crasseuse, d’un réchaud à alcool et d’une grande boîte de thé. Un robinet gouttait au-dessus d’un évier de pierre. Le lieu était sombre, ne prenant le jour que par l’imposte aménagée au-dessus de la porte.
Pour te compléter le descriptif, je dois te signaler qu’un trou était creusé dans le carrelage du sol. Un trou d’à peu près trente centimètres de diamètre. Un second vieillard se tenait accroupi au-dessus du lit, se livrant à une occupation singulière. Il avait avalé l’extrémité d’une longue bande de toile, l’avait digérée et elle était ressortie par les voies dites naturelles, celles qui servent de centre d’accueil au Sida.
Le bonhomme avait récupéré cette extrémité en question et il tirait dessus, conservant la bouche ouverte pour que la bande pût se dérouler. En somme, des mètres de toile défilaient à l’intérieur de son corps comme au travers du canon d’un fusil. C’était sa façon hindoue de procéder à sa toilette intime. Elle en valait une autre mais nécessitait toutefois un entraînement particulier.
Le mage Kandih Raâton me parut encore plus âgé que le colonel Branlett. Comparé à lui, le mahatma Gandhi ressemblait à Oliver Hardy ou au bon Président Daddah (Mauritanie te salutant).
Il est la maigreur indicible, presque plus rien ; un peu d’os et de peau parcheminée. Mais il lui reste son regard, et quel ! Deux pointes d’acier noir qui lancent des éclairs. Tout en se fourbissant la boyasse, il me fixe. Et je me sens tout bizarre, tout fuligineux, évasif, comme l’était l’Illustre dans le parc de l’Elysée. Lointain de l’âme. Détendu.
— Pardon, bafouillé-je, je vais vous laisser à votre toilette.
— Non, restez, vous ne me gênez pas, dit Kandih Raâton d’un ton encore ferme.
Quand il me parle, je crois voir des flashes sortir de sa bouche ; de grands flashes aux bords lumineux.
— Je vous attendais, me dit-il. Je sais pourquoi vous êtes venu et j’approuve votre démarche. J’ai été trahi par Iria. Elle a mis son pouvoir au service du mal. Elle s’est laissé emporter par les manigances de son oncle, l’odieux maharaja de Mormoalkipur. Vous la ramènerez dans le droit chemin ; moi, d’ici, je ne puis intervenir, mon œil capte ses gestes mais ne parvient pas à les neutraliser…
Il parle clairement malgré la bande qui défile dans sa bouche, sa gorge et le reste.
Cet homme est une espèce de saint rayonnant dont l’esprit m’illumine. Je l’écoute religieusement, plus adverbial que jamais, recueilli jusqu’à l’extase.
— Vous, mon fils, poursuit-il, vous êtes un être téméraire, plein de contradictions, animé souvent des sentiments les plus fous, mais votre nature profonde est un sol fertile. Vous avez faim d’absolu et votre générosité vous sauvera. Puisque vous avez découvert mon rôle dans le don d’Iria et pris l’initiative de venir me voir, au prix de grands dangers qui ne sont pas encore conjurés, je vais vous équiper le grand O. Ensuite, vous serez doté du savoir et disposerez d’une puissance très grande, mais qui s’achèvera avec moi, c’est-à-dire dans peu de temps, car vous ne serez mon prolongement que de mon vivant.
— Qu’il en soit fait selon votre volonté, dis-je.
Il a fini de se passer la bande de par le corps et se met à l’enrouler en vue de sa prochaine toilette. Ses gestes sont lents et nobles.
— Allongez-vous sur ma natte, les bras le long du corps, et détendez-vous le plus possible. Tentez de faire le vide en vous. Confiez-vous à moi sans réserve ; rien de grand ne peut s’opérer sans la confiance et l’amour. Ainsi, ce qui aura perdu Iria, c’est son machiavélisme. Elle a accepté que son oncle ait manigancé un détournement d’avion pour justifier qu’elle se trouve à Gibraltar, et, à cause de vous, l’opération a été un échec. Elle a dû se rendre là-bas ensuite par des voies normales, si elle les avait prises tout de suite, tout se serait très bien passé pour elle. A trop vouloir cuisiner son curry de volaille, on le rate, comme l’a dit le mahatma Gôhé Miyôh. Vous êtes prêt ?
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