Il a un geste badin qui me fait éternuer à mon tour du fait de la poussière qu’il déplace.
— Peu m’en chaut, mon cher duc !
— Confidentiellement, nous serons bientôt en 1986.
— Je gage qu’ils n’en ont plus pour longtemps à occuper le sol de mes aïeux, rétorque le marqués Alvaro de Telestar y Alvarez de Trabajo. Quoi qu’il en soit, je ne remonterai à la surface que lorsqu’ils l’auront quitté.
Bon, ce n’est pas le premier dingue que je rencontre. J’aime beaucoup les fous. Trouvant la réalité invivable, ils se sont construit d’autres vérités plus conformes à leur esthétique. Ce qui revient à proposer la folie comme forme de liberté.
Je m’apprête à poser au vieux dément les plus pressantes des questions qui me viennent, lorsqu’un bruit de pas se fait entendre, non loin, répercuté par les voûtes de la galerie servant de cave.
Une voix dit en anglais avec un fort accent espagnol :
— Il faut sauver le vieux loco ! Si l’immeuble s’effondre, il sera enterré vivant.
— Vous êtes sûr qu’il y a quelqu’un dans ce sous-sol tout noir ? fait une voix typiquement britannique, elle.
— Mais oui : le fou. C’est un ancien professeur. Il vit là depuis des années, c’est les gens du quartier qui lui déposent de quoi manger sur les marches…
Les pas se rapprochent. Moi, je m’aplatis dans mon réduit. Des gens de bonne volonté arrivent jusqu’à mon voisin.
L’Espagnol dit, en espingo cette fois :
— Venez vite, marqués, il y a le feu à l’immeuble.
— Eh bien ! qu’il brûle, que tout Gibraltar brûle avec la pouillerie anglaise !
— Il faut l’embarquer de force, annonce l’altruiste, sinon il ne nous suivra pas.
Ça remue-ménage, le squelette regimbe de tous ses osselets. Il m’appelle à la rescousse :
— Monseigneur le duc, de grâce, prêtez-moi main-forte !
Mais le duc est devenu un grand lâche qui s’écrase et retient son souffle. Les survenants entraînent le marquis, ce qui n’a rien de bien calé vu qu’il est moins fringant que le taureau pénétrant dans la reine ( God save the gouine).
Le silence retombe sur moi comme une chape de ce que tu veux, je m’en torche.
Je passe alors dans les « appartements » du marquis Alvaro de Telestar y Alvarez de Trabajo pour inventorier sa malle des Indes.
Elle recèle un monceau de hardes style dix-septième siècle (dit le Grand).
Vêtir ceux qui sont nus ! Nous existons en des temps où n’importe qui se fout n’importe quoi sur le cul sans attirer l’attention de quiconque. Je déchire avec les dents une culotte de velours pour la transformer en bermuda, ôte les parements d’une veste prune et en retrousse les manches. Que me voilà fringué de pied en cap, non en seigneur du Grand Frisé, mais en touriste à la page. Une paire de tartines dont j’arrache les boucles complète mon équipement.
Quand, pour conclure cette partie dramatique du récit, je t’aurai dit que je récupère mon passeport et mes dollars dans ma veste incomplètement consumée, tu sauras que le vaillant Santonio est paré pour de nouvelles aventures.
Le Seigneur soit avec lui !
Dans le port, j’aperçois un rassemblement. Une foule de badauds fait cercle autour de pompiers affairés. Ce qui me pousse à me joindre à eux ? Franchement, incapable de te le préciser. La curiosité ? Plus que ça. L’instinct ? Probablement. Force m’est de toujours en revenir à lui, à cette force mystérieuse, irraisonnée, qui me dicte des gestes sans logique.
Or, donc, je m’approche des badauds et gesticoude parmi leur compacité pour parvenir au premier rang. Les pompelards anglais sont agenouillés devant deux cadavres dégoulinants qu’ils viennent de repêcher dans le port, si j’en crois ce qu’on chuchote autour de moi. Je ne sais pas pourquoi les noyés m’ont toujours paru un peu plus morts que les autres morts. Sans doute parce qu’ils sont allés chercher leur trépas dans un élément qui ne nous est pas naturel.
Les deux hommes n’ont pas dû séjourner longtemps dans la flotte car ils sont à peine déformés. Si bien que je n’ai aucune peine à reconnaître en eux les deux types de la Minimock venus, la veille, attendre miss Jélaraipur au débarcadère.
M’est avis que l’air de Gibraltar est malsain. Il s’en passe des trucs sur ce territoire de 6 kilomètres carrés ! Je m’extrais de la foule, en souplesse, comme on extrait un thermomètre en fonction de son environnement et me presse vers la navette pour Tanger.
Le soir même, je prends le train rapide Tanger-Paris, avec wagons-lits et wagon-restaurant [10] Qui est-ce qui vient de gueuler qu’il n’y a pas de train Tanger-Paris ? Toi, là-bas ? Une question, l’ami : « L’as-tu pris ? » Non ? Alors, qu’est-ce qui te permet de déclarer qu’il n’existe pas ?
. Voyage sans encombre, la mer étant d’huile et les sous-marins atomiques soviétiques en train de frayer par les grands fonds, car c’est la saison des amours.
Le surlendemain après-midi, je débarque à la gare de Lyon, plus reposé que le gros pope qui fait la quête près du Saint-Sépulcre, à Jérusalem. Il y avait un méchoui à bord du train et j’y ai largement fait honneur. Les gros repas engendrent des digestions laborieuses et lesdites sont sources de méditations. Les grands penseurs sont des gens repus, sinon ce ne sont que des agitateurs.
Vautré sur ma couchette, je me suis longuement curé les dents (c’est l’inconvénient, avec le méchoui) en analysant l’affaire au sein de laquelle je me débats. Elle est patouillarde, pas franche du collier. Et justement parce qu’elle n’est pas nette, elle requiert une grande sagacité chez celui qui entreprend de la percer à jour, comme on dit puis aussi souvent dans les polars, j’ai remarqué. « Percé à jour. » Pourquoi tu perces et pourquoi à jour ? C’est un mystère que j’aimerais percer à jour, un jour que j’aurais rien de mieux à branler, ce qui n’est pas demain la veille.
J’ai tout repris mentalement, chaque instant de cette enquête qui n’en est pas une, depuis la visite du Président, à mon angine, il y a… Combien de temps déjà, au fait ? Plus, tu crois ? Oui, peut-être bien. Avec tout ce micmac, la notion du temps se disperse. Ne reste qu’une succession serrée de flashes : le flacon truqué dans la chambre de l’Illustre, la réception de l’Elysée, mon évanouissement, ma visite des boîtes de tatas gâteaux, ma converse à bastons rompus avec Stone-Kiroul, l’avion pour Le Caire, le détournement avorté grâce à moi, Gibraltar, ce qui s’y est passé, la chère Lady Di envoûtée… L’attentat contre Dolorès et moi… Les deux noyés du port…
Je décide que les grands points chauds dans ce déroulement sont, primo, la destination qu’exigeaient les terroristes du pilote : Gibraltar ; deuxio, la mort des deux hommes ayant pris en charge la terrible Hindoue. Deux éléments empreints d’une lourde signification.
Parvenu à Pantruche, je note que ma tenue singulière, taillée dans des vêtements Louis XIV, passe moins inaperçue qu’au grand soleil brûlant de la pointe extrême sud de l’Europe. Certaines gens froncent les naseaux comme si j’étais pis que punk ; mais à Paris on en a vu d’autres, non ?
Le taxi duquel je m’approche renifle en me voyant grimper dans son bahut bien tenu : petits chiens en peluche suspendus à la tige du rétroviseur, photo de sa bonne femme, moche à le faire capoter et de son petit enfant au regard déjà con collée au tableau de bord. Ça fouette l’essence de pin. Des écriteaux exigent comme ça de ne pas fumer, de ne pas mettre les pieds sur les banquettes, de ne pas parler au conducteur, de ne pas se munir de son chien et je ne sais quoi encore, ce qui rend la cohabitation délicate.
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